Jules Supervielle (1884 – 1960) : Oublieuse mémoire
Buste de broze par Apel.les Fenosa
Oublieuse mémoire
Pâle soleil d'oubli, lune de la mémoire,
Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?
Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire
Ces gouttes d'eau, le vin que je te confiai ?
Que vas-tu faire encor de ce beau jour d'été
Toi qui me changes tout quand tu ne l'as gâté ?
Soit, ne me les rends point tels que je te les donne
Cet air si précieux, ni ces chères personnes.
Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,
Refais par-dessus moi les voies du lendemain,
Et mène-moi le coeur dans les champs de vertige
Où l'herbe n'est plus l'herbe et doute sur sa tige.
Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire...
Qui avais soif ? Quelqu'un ne voulait-il pas boire ?
*
Regarde, sous mes yeux tout change de couleur
Et le plaisir se brise en morceaux de douleur,
Je n'ose plus ouvrir mes secrètes armoires
Que vient bouleverser ma confuse mémoire.
Je lui donne une branche elle en fait un oiseau,
Je lui donne un visage elle en fait un museau,
Et si c'est un museau elle en fait une abeille,
Je te voulais sur terre, en l'air tu t'émerveilles !
Je te sors de ton lit, te voilà déjà loin,
Je te cache en un coin et tu pousses la porte,
Je te serrais en moi, tu n'es plus qu'une morte,
Je te voulais silence et tu chantes sans fin.
Qu'as-tu fait de la tour qu'un jour je te donnai
Et qu'a fait de l'amour ton coeur désordonné ?
*
Mais avec tant d'oubli comment faire une rose,
Avec tant de départs comment faire un retour,
Mille oiseaux qui s'enfuient n'en font un qui se pose
Et tant d'obscurité simule mal le jour.
Écoutez, rapprochez moi cette pauvre joue,
Sans crainte libérez l'aile de votre coeur
Et que dans l'ombre enfin votre mémoire joue,
Nous redonnant le monde aux actives couleurs
Le chêne redevient arbre et les ombres, plaine,
Et voici donc ce lac sous nos yeux agrandis ?
Que jusqu'à l'horizon la terre se souvienne
Et renaisse pour ceux qui s'en croyaient bannis !
Mémoire, soeur obscure et que je vois de face
Autant que le permet une image qui passe ...
*
J'aurai rêvé ma vie à l'instar des rivières
Vivant en même temps la source et l'océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le mont, la plaine et les plages dernières.
Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières
Changent de part et d'autre et me laissent errant.
Suis-je l'eau qui s'en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu'il laissa derrière?
Ou serais-je plutôt sans même le savoir
Celui qui dans la nuit n'a plus que la ressource
De chercher l'océan du côté de la source
Puisqu'est derrière lui le meilleur de l'espoir ?
Oublieuse mémoire
Editions Gallimard, 1949
Du même auteur :
L’Allée (12/11/2014)
Hommage à la vie (12/11/2015)
Le forçat (12/11/2016)
Nocturne en plein jour (12/11/2017)
Prière à l’inconnu (11/11/2018)
Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)
Les amis inconnus (12/11/2020)
Mes légendes (12/11/2022)
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