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Le bar à poèmes
12 novembre 2021

Jules Supervielle (1884 – 1960) : Oublieuse mémoire

788g-Jules-Supervielle-par-ApelBuste de broze par Apel.les Fenosa

 

 

Oublieuse mémoire

 

Pâle soleil d'oubli, lune de la mémoire,

Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?

Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire

Ces gouttes d'eau, le vin que je te confiai ?

 

Que vas-tu faire encor de ce beau jour d'été

Toi qui me changes tout quand tu ne l'as gâté ?

Soit, ne me les rends point tels que je te les donne

Cet air si précieux, ni ces chères personnes.

 

Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,

Refais par-dessus moi les voies du lendemain,

Et mène-moi le coeur dans les champs de vertige

Où l'herbe n'est plus l'herbe et doute sur sa tige.

 

Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire...

Qui avais soif ? Quelqu'un ne voulait-il pas boire ?

                                       *

Regarde, sous mes yeux tout change de couleur

Et le plaisir se brise en morceaux de douleur,

Je n'ose plus ouvrir mes secrètes armoires

Que vient bouleverser ma confuse mémoire.

 

Je lui donne une branche elle en fait un oiseau,

Je lui donne un visage elle en fait un museau,

Et si c'est un museau elle en fait une abeille,

Je te voulais sur terre, en l'air tu t'émerveilles !

 

Je te sors de ton lit, te voilà déjà loin,

Je te cache en un coin et tu pousses la porte,

Je te serrais en moi, tu n'es plus qu'une morte,

Je te voulais silence et tu chantes sans fin.

 

Qu'as-tu fait de la tour qu'un jour je te donnai

Et qu'a fait de l'amour ton coeur désordonné ?                                     

                                       *

Mais avec tant d'oubli comment faire une rose,

Avec tant de départs comment faire un retour,

Mille oiseaux qui s'enfuient n'en font un qui se pose

Et tant d'obscurité simule mal le jour.

 

Écoutez, rapprochez moi cette pauvre joue,

Sans crainte libérez l'aile de votre coeur

Et que dans l'ombre enfin votre mémoire joue,

Nous redonnant le monde aux actives couleurs

 

Le chêne redevient arbre et les ombres, plaine,

Et voici donc ce lac sous nos yeux agrandis ?

Que jusqu'à l'horizon la terre se souvienne

Et renaisse pour ceux qui s'en croyaient bannis !

 

Mémoire, soeur obscure et que je vois de face

Autant que le permet une image qui passe ...

                                       *

J'aurai rêvé ma vie à l'instar des rivières

Vivant en même temps la source et l'océan

Sans pouvoir me fixer même un mince moment

Entre le mont, la plaine et les plages dernières.

 

Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières

Changent de part et d'autre et me laissent errant.

Suis-je l'eau qui s'en va, le nageur descendant

Plein de trouble pour tout ce qu'il laissa derrière?

 

Ou serais-je plutôt sans même le savoir

Celui qui dans la nuit n'a plus que la ressource

De chercher l'océan du côté de la source

Puisqu'est derrière lui le meilleur de l'espoir ?

 

Oublieuse mémoire

Editions Gallimard, 1949

Du même auteur :

 L’Allée (12/11/2014)   

Hommage à la vie (12/11/2015)

Le forçat (12/11/2016)

Nocturne en plein jour (12/11/2017)

Prière à l’inconnu (11/11/2018)

Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)

Les amis inconnus (12/11/2020)

Mes légendes (12/11/2022)

Le matin du monde (12/11/2023)

Apparition (12/11/2024)

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