André Velter (1945 -) : çà cavale (III)
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Salves blanches en plein midi,
extases qui ne tuent, amours qui ne perpétuent,
les dépeupleurs n’engendrent que des plaisirs gratuits,
caresses sans preuves, passions sans traces,
comme les migrateurs d’un exode intense
s’orientent à l’aplomb de la lumière
pour planer au plus près
du versant brutal, aride, inhabité.
C’est violent dans le regard,
brûlant sur la nuque et les épaules,
exaltant contre la poitrine,
léger au bout des pieds,
divin entre les cuisses,
c’est à la vie à la mort
une chute libre, librement choisie,
sauvagement menée,
qui ne se veut aucune racine.
Mon dénuement a pour lui l’éclat des millénaires,
mille et mille lunes, mille et mille transhumances.
Nous n’avons jamais semé que du vent sur du vent,
récolté des fleurs d’averse, des ronces,
escorté l’esprit qui, on le sait, souffle où il veut,
mais qui, en vérité, souffle où il vit
d’une vie plus fragile qu’un sabot de gazelle.
Je fredonne nos légendes et nos contes
pour ne pas me soûler de syllabes ni de sens.
La gloire reste toute entière à nos voiles déchirés.
Il y a dans l’air sec une sueur d’épopée,
ivresse verticale,
majesté de va-nu-pieds.
Après génocide nous serons une mine d’or héroïque,
une école de grandeur, de noblesse, de beauté,
pour feuilletonnistes et spectateurs obèses.
Je fredonne ce qui ne se fredonne pas,
messages de cœur à cœur,
hurlements plus noirs que basalte,
hennissements des chevaux à l’enclos,
mélodie talismanique des yeux clos,
supplications du loup pris au piège
et qui se ronge une patte.
Ô ces pleurs que je ne pleure pas,
cette vengeance que je ne sacralise pas ,
cette victoire qui nous sera volée !
mille et mille lunes calcinées,
mille et mille lunes transhumances mitraillées,
mon dénuement a contre lui l’oubli des millénaires.
Je me blesse à la volée,
je parle la bouche en sang,
c’est la nuit rouge quand je chante.
Dans des villes sans gibet je traîne des pendus,
des gibiers de potence que l’on n’expose plus,
que l’on n’imagine plus,
que l’on n’espère plus.
Les chasseurs se sont pris en chasse,
les chiens se sont montré les crocs,
des mots bien policés ont planqué leur venin.
Vous avez dit verrou, sécurité, identité.
Vous avez dit contrôle, normal, place assise.
Vous ne dites plus voyou, vengeur, apache.
Votre hantise a d’autres masques,
d’autres écrans,
d’autres pendules,
l’âme se balance au bout d’un bas nylon,
étranglée et comme à la remorque
d’un filet d’air empoisonné.
Je vais par des rues livides où la peur sent la poudre,
où l’on se retrouve de partout
à mains plus ou moins nues pour en découdre,
où l’on se vole le cœur au bord des lèvres,
la fièvre au fond des cours,
où l’asphalte est un aimant sinistre
et le ciel un lyrisme ignoré.
Qui peut encore sortir du cadre,
lever les yeux vers les étoiles,
respirer de très haut ?
Qui peut encore poser les armes ?
Le poids des météores a décalé la terre
d’une seule seconde au rythme des saisons.
Qui a vu cette aile blanche battre dans le vide ?
Je garde en moi le feu froid du vertige,
ce qui tombe à pic dans la gorge
quand on est immobile et sans but
et que l’on sait soudain comme on est étranger
à sa bande, à sa caste, à ses crimes,
étranger à plein temps.
Qui va là outrepasser les marges,
zoner hors de la zone ?
Qui va là dénaturer son nom ?
Qui va là dans la rumeur des forges ?
- Une lueur, une erreur, un fanal...
Rien n’est fini, tout est trop bleu, enfants du soir
qui glissez de sortilège en fureur,
de révolte en révolte
avec à l’oreille une comptine plus féroce
qu’un règlement de compte.
C’est vous que je protège de ma cape trouée,
vous dont je dévisage le négatif
traquant le totem sous les tempes,
le germe dur sous la chair amollie,
l’arbre sous la cendre.
Rien n’est fini et rien ne change,
c’est le même tocsin qui sonne
pour endormir les morts-vivants.
Qui va là sur le charnier des songes ?
- Un cavalier, un évadé, un exilé...
Je ne serai pas votre guide, pas votre frère,
à peine votre remords.
Je ne suis plus le petit bossu
qui cachait ses ailes dessous son pardessus,
la peau a recouvert les plumes, mangé la bosse.
De l’ange il me reste le cri,
et de l’apache, la voix.
Il se peut que les dieux n’aient pas survécu,
que les ratisseurs de bauxite, de phosphates, de diamants
aient recruté les démons, salarié les mauvais génies,
étouffé les djinns, affamé les esprits, affermé l’absolu.
J’adresse alors ma prière aux torrents asséchés,
aux carcasses dépulpées le long des pistes,
aux cheminées de fées, aux silex,
aux scorpions réchappés du suicide après les cercles de feu
tracés pour les touristes.
J’adresse ma prière au fabuleux soleil
qui est de mes jours le premier et l’ultime,
à la nuit qui me couvre, à la nuit qui m’envoûte.
J’adresse ma prière à la tornade qui va
plus loin que les lointains,
à l’ouragan qui passe et revient escorté
des poussières de la terre.
Je veux que tout s’évade, s’évapore, se disperse,
parte à l’infini où l’infini se perd.
Ainsi est exaltée l’errance qui nous épuise,
l’errance qui nous traverse.
Ainsi est subjuguée la fatigue si nocive,
la fatigue de l’ivresse prosternée.
Par la magie du grand vide
voici l’alliance de l’extase et du verbe
comme si venue de nulle part une abeille de cristal
avait piqué un prophète ou un sage
avec le dard de l’éclair.
Qui peut comprendre un tel excès, un tel langage ?
Qui peut lire joyeusement son destin désolé
dans le sursaut du mouton qu’on égorge
ou sur l’omoplate récurée d’un cadavre de bouc ?
Ô je n’ai pas à croire au seul murmure des choses,
au secret distillé de précieux fossiles,
le feu qui me lave, le désert qui m’enchante
ont investi pour moi plus qu’une éternité.
Je n’ai plus de sanglots, plus de plaintes,
aucune espérance ni aucun désespoir,
l’avenir est un ravin noir
creuset d’encens, de musc, d’ambre rose,
cible toujours des météores et du jasmin.
Il y a de la douceur dans les ténèbres
où se déplient nos lits, où se risquent nos rêves,
de la douceur pareille à la férocité
qui nous arme les yeux et nous ferme les lèvres.
Les sirènes des sables ont le squelette défait,
leurs os n’ont plus de mélodie.
J’ai le cœur aussi net qu’une épée.
Je ne me rends pas à l’appel de la folie.
A bonne distance rôdent des charognards
qui croient au nouveau monde
quand les soldats déballent à l’heure dite
leurs butins de viscères éclatés.
J’ai les poings aussi bruts que des haches.
Je ne me rends pas à l’appel de la raison.
Des caravanes déroutées avancent au hasard
sous des nuages de sauterelles
assoiffées de sang lourd
et qui attendent que les bêtes s’enlisent.
J’ai les tempes aussi dures que les pierres.
Je ne me rends pas à l’appel de la sagesse.
Mon parcours fait corps avec la colère,
fait corps avec le grand souffle mis en pièces,
fait corps avec nos âmes bleues.
Ici comme ailleurs je suis comme tous les vagabonds.
Carnage est la couleur du jour
quand les barbares mafieux et financiers
se couvrent du voile des pleureuse,
crachent de la cendre tiède.
Que faut-il pour échapper à l’usinage,
couper à l’élevage modèle,
au calibrage des têtes d’œuf,
aux frêles frissons des consciences empiffrées ?
On a répertorié l’inexploré,
assujetti l’indomptable,
changé le secret en loterie.
Il n’y a plus de destins hors d’atteinte
à Turfan, Agadez ou Glasgow,
rien que d’honnêtes esclaves
en chasse de quelques enragés
La ville est peuplée d’épouvantails
que l’on peut couvrir d’injures,
perles de famine,
perles de nuit au milieu de l’ordure,
ce sont des écorchés
avec leurs bras qui battent
la rose des vents à tous les carrefours,
ce sont des dieux de paille
avec leurs chapeaux troués
où passent des rouges-gorges,
ce sont des importuns en doublure
que l’on jette à peine en pâture
et qui ne sont pas fâchés
de garder l’épouvante pour eux.
Il est d’autres fables clandestines,
d’autres cauchemars climatisés,
d’autres phénix ressuscités sous l’édredon.
Le lointain est si proche
qu’on se retrouve sans rendez-vous,
qu’on improvise des filières et des planques
pour ne pas déserter nos désertions
ni déchiffrer nos terrains vagues.
Ici comme ailleurs le nomade
n’est plus qu’un évadé
repris d’injustice, ombre suicidée,
et c’est à nous de congédier
l’arrière ban et le ban,
à nous d’inventer des désastres
qui balaient ces épidémies de notables
et de loufiats œcuméniques,
à nous d’ouvrir le chant
comme on s’ouvre les veines.
(n’importe où)
dans une aube sans fin par un soir de potence
sous un soleil volé sur un coursier de feu
ils se disent les noms de la dernière chance
comme des condamnés qui gagneraient au jeu
Ils n’ont que Tombouctou Zanzibar à la bouche
les délices de Bakou et l’Empire du Milieu
avec dans le raffut d’une danse farouche
la terre tout entière qui tourne dans leurs yeux
ils ont traqué le bout du monde
pour le trouver partout
vivre d’instinct chaque seconde
et partir n’importe où
on n’a jamais cessé de leur chercher des crosses
ils ont pourtant un goût de vrais fruits défendus
des hanches de voyous qui saccagent les noces
et sucent entre leurs dents de l’herbe des pendus
ils sont comme on voudra des amants à Vérone
des boxeurs à Tanger changeurs à Bornéo
des maîtres du Tao qui n’y sont pour personne
ou alors à Shangaï à jouer du couteau
ils ont traqué le bout du monde
pour le trouver partout
vivre d’instinct chaque seconde
et partir n’importe où
qui prétend que la fièvre se perdrait dans les sables
qui raconte que la jungle donnerait des langueurs
par-delà l’horizon ils sautent sur le râble
du seul ange amoché qui leur tenait à cœur
ils sont par tous les temps des maudits de l’espace
des bergers égarés des redresseurs de torts
des chasseurs d’absolu des dissidents tenaces
des marlous en chaleur autour d’un casque d’or
ils ont traqué le bout du monde
pour le trouver partout
vivre d’instinct chaque seconde
et partir n’importe où
Et à mains nues, et à plein cœur,
qui veut pétrir le pain, entonner les psaumes,
renouer l’harmonie du ciel et des cimes ?
Nous sommes là tout coton et tout cuir
avec des cris de magie simple,
tout coton et tout cuir avec les bras vacants
qui attendent de forcer la sublime porte
de la ville construite avec des loques
On se rencontre les poings serrés
pour partager ce qui est sans partage,
l’eau d’un regard, l’ombre d’un mur,
une arme une balle dans le canon,
un mot de trop qui ne rattrape rien,
la marge d’un puits saumâtre,
le linceul et l’éclair.
Les temps viennent qui ne viendront jamais,
histoire d’alouette à son miroir,
histoire de désir piégé,
les temps viennent qui ne viendront jamais,
âges d’or ou d’apocalypse aussi loin de nous
qu’ils le furent de toute éternité
à Patmos et dans la vallée de Swât,
les temps viennent qui ne viendront jamais.
Je parle d’un royaume sans escale,
je parle de survivants dans le creux des savanes
je parle de morsures soignées avec du venin,
je parle d’un vin de palme et d’ambre plus corsé que la mort,
je parle de la fournaise qui assaille le ciel
et de son écume noire.
Je sus encore et encore sur lé départ
comme au petit matin sur l’épaule d’une femme .
Les enfants ont détruit leurs derniers cerfs-volants.
Il nous faut égarer les gardes,
les livrer à la soif et à leur propre peur.
Je ne me rends pas à l’appel de l’exil.
Je parle d’une capitale nomade,
je parle du réflexe de tuer sans avoir goût du sang,
je parle d’un amour si physique et si pur,
je parle de la rosée du vide.
Des abîmes pétrifiés où suent des statues de sel,
nous tirons nos secrets et nos rires.
Personne ne cherchera les lambeaux de toile ou de corde
de cités fugitives à peine tissées au sable,
personne ne pressera sur ses dents
l’herbe folle des chevaux qui renoue notre transe.
Je ne me rends pas à l’appel du chaman.
Je parle de la course d’une chamelle à l’horizon de midi,
je parle de nos présences piratées,
je parle de ce chant qui n’est plus qu’une flamme.
Entre les explosions, les embuscades,
j’écoute le miroitement des mirages.
Peut-être vont-ils investir d’autres leurres,
fracasser d’autres cibles ?
L’instant est éternel.
Je ne me rends qu’à mon appel.
Ouvrir le chant
Le Castor Astral, 93500, Pantin / Ecrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 1994
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