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Le bar à poèmes
14 octobre 2022

André Velter (1945 -) : çà cavale (III)

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......................................................

Salves blanches en plein midi,

extases qui ne tuent, amours qui ne perpétuent,

les dépeupleurs n’engendrent que des plaisirs gratuits,

caresses sans preuves, passions sans traces,

comme les migrateurs d’un exode intense

s’orientent à l’aplomb de la lumière

pour planer au plus près

du versant brutal, aride, inhabité.

 

C’est violent dans le regard,

brûlant sur la  nuque et les épaules,

exaltant contre la poitrine,

léger au bout des pieds,

divin entre les cuisses,

c’est à la vie à la mort

une chute libre, librement choisie,

sauvagement menée,

qui ne se veut aucune racine.

 

 

Mon dénuement a pour lui l’éclat des millénaires,

mille et mille lunes, mille et mille transhumances.

 

Nous n’avons jamais semé que du vent sur du vent,

récolté des fleurs d’averse, des ronces,

escorté l’esprit qui, on le sait, souffle où il veut,

mais qui, en vérité, souffle où il vit

d’une vie plus fragile qu’un sabot de gazelle.

 

Je fredonne nos légendes et nos contes

pour ne pas me soûler de syllabes ni de sens.

La gloire reste toute entière à nos voiles déchirés.

Il y a dans l’air sec une sueur d’épopée,

ivresse verticale,

majesté de  va-nu-pieds.

Après génocide nous serons une mine d’or héroïque,

une école de grandeur, de noblesse, de beauté,

pour feuilletonnistes et spectateurs obèses.

 

Je fredonne ce qui ne se fredonne pas,

messages de cœur à cœur,

hurlements plus noirs que basalte,

hennissements des chevaux à l’enclos,

mélodie talismanique des yeux clos,

supplications du loup pris au piège

et qui se ronge une patte.

Ô ces pleurs que je ne pleure pas,

cette vengeance que je ne sacralise pas ,

cette victoire qui nous sera volée !

 

mille et mille lunes calcinées,

mille et mille lunes transhumances mitraillées,

mon dénuement a contre lui l’oubli des millénaires.

 

 

Je me blesse à la volée,

je parle la bouche en sang,

c’est la nuit rouge quand je chante.

Dans des villes sans gibet je traîne des pendus,

des gibiers de potence que l’on n’expose plus,

que l’on n’imagine plus,

que l’on n’espère plus.

Les chasseurs se sont pris en chasse,

les chiens se sont montré les crocs,

des mots bien policés ont planqué leur venin.

Vous avez dit verrou, sécurité, identité.

Vous avez dit contrôle, normal, place assise.

Vous ne dites plus voyou, vengeur, apache.

Votre hantise a d’autres masques,

d’autres écrans,

d’autres pendules,

l’âme se balance au bout d’un bas nylon,

étranglée et comme à la remorque

d’un filet d’air empoisonné.

Je vais par des rues livides où la peur sent la poudre,

où l’on se retrouve de partout

à mains plus ou moins nues pour en découdre,

où l’on se vole le cœur au bord des lèvres,

la fièvre au fond des cours,

où l’asphalte est un aimant sinistre

et le ciel un lyrisme ignoré.

Qui peut encore sortir du cadre,

lever les yeux vers les étoiles,

respirer de très haut ?

Qui peut encore poser les armes ?

Le poids des météores a décalé la terre

d’une seule seconde au rythme des saisons.

Qui a vu cette aile blanche battre dans le vide ?

Je garde en moi le feu froid du vertige,

ce qui tombe à pic dans la gorge

quand on est immobile et sans but

et que l’on sait soudain comme on est étranger

à sa bande, à sa caste, à ses crimes,

étranger à plein temps.

Qui va là outrepasser les marges,

zoner hors de la zone ?

Qui va là dénaturer son nom ?

Qui va là dans la rumeur des forges ?

- Une lueur, une erreur, un fanal...

Rien n’est fini, tout est trop bleu, enfants du soir

qui glissez de sortilège en fureur,

de révolte en révolte

avec à l’oreille une comptine plus féroce

qu’un règlement de compte.

C’est vous que je protège de ma cape trouée,

vous dont je dévisage le négatif

traquant le totem sous les tempes,

le germe dur sous la chair amollie,

l’arbre sous la cendre.

Rien n’est fini et rien ne change,

c’est le même tocsin qui sonne

pour endormir les morts-vivants.

Qui va là sur le charnier des songes ?

- Un cavalier, un évadé, un exilé...

Je ne serai pas votre guide, pas votre frère,

à peine votre remords.

Je ne suis plus le petit bossu

qui cachait ses ailes dessous son pardessus,

la peau a recouvert les plumes, mangé la bosse.

De l’ange il me reste le cri,

et de l’apache, la voix.

 

 

Il se peut que les dieux n’aient pas survécu,

que les ratisseurs de bauxite, de phosphates, de diamants

aient recruté les démons, salarié les mauvais génies,

étouffé les djinns, affamé les esprits, affermé l’absolu.

J’adresse alors ma prière aux torrents asséchés,

aux carcasses dépulpées le long des pistes,

aux cheminées de fées, aux silex,

aux scorpions réchappés du suicide après les cercles de feu

tracés pour les touristes.

J’adresse ma prière au fabuleux soleil

qui est de mes jours le premier et l’ultime,

à la nuit qui me couvre, à la nuit qui m’envoûte.

J’adresse ma prière à la tornade qui va

plus loin que les lointains,

à l’ouragan qui passe et revient escorté

des poussières de la terre.

Je veux que tout s’évade, s’évapore, se disperse,

parte à l’infini où l’infini se perd.    

 

Ainsi est exaltée l’errance qui nous épuise,

l’errance qui nous traverse.

Ainsi est subjuguée la fatigue si nocive,

la fatigue de l’ivresse prosternée.

Par la magie du grand vide

voici l’alliance de l’extase et du verbe

comme si venue de nulle part une abeille de cristal

avait piqué un prophète ou un sage

avec le dard de l’éclair.

Qui peut comprendre un tel excès, un tel langage ?

Qui peut lire joyeusement son destin désolé

dans le sursaut du mouton qu’on égorge

ou sur l’omoplate récurée d’un cadavre de bouc ?

Ô je n’ai pas à croire au seul murmure des choses,

au secret distillé de précieux fossiles,

le feu qui me lave, le désert qui m’enchante

ont investi pour moi plus qu’une éternité.

Je n’ai plus de sanglots, plus de plaintes,

aucune espérance ni aucun désespoir,

l’avenir est un ravin noir

creuset d’encens, de musc, d’ambre rose,

cible toujours des météores et du jasmin.

Il y a de la douceur dans les ténèbres

où se déplient nos lits, où se risquent nos rêves,

de la douceur pareille à la férocité

qui nous arme les yeux et nous ferme les lèvres.

 

Les sirènes des sables ont le squelette défait,

leurs os n’ont plus de mélodie.

J’ai le cœur aussi net qu’une épée.

Je ne me rends pas à l’appel de la folie.

A bonne distance rôdent des charognards

qui croient au nouveau monde

quand les soldats déballent à l’heure dite

leurs butins de viscères éclatés.

J’ai les poings aussi bruts que des haches.

Je ne me rends pas à l’appel de la raison.

Des caravanes déroutées avancent au hasard

sous des nuages de sauterelles

assoiffées de sang lourd

et qui attendent que les bêtes s’enlisent.

J’ai les tempes aussi dures que les pierres.

Je ne me rends pas à l’appel de la sagesse.

Mon parcours fait corps avec la colère,

fait corps avec le grand souffle mis en pièces,

fait corps avec nos âmes bleues.

Ici comme ailleurs je suis comme tous les vagabonds.

 

 

Carnage est la couleur du jour

quand les barbares mafieux et financiers

se couvrent du voile des pleureuse,

crachent de la cendre tiède.

Que faut-il pour échapper à l’usinage,

couper à l’élevage modèle,

au calibrage des têtes d’œuf,

aux frêles frissons des consciences empiffrées ?

On a répertorié l’inexploré,

assujetti l’indomptable,

changé le secret en loterie.

Il n’y a plus de destins hors d’atteinte

à Turfan, Agadez ou Glasgow,

rien que d’honnêtes esclaves

en chasse de quelques enragés

 

 

La ville est peuplée d’épouvantails

que l’on peut couvrir d’injures,

perles de famine,

perles de nuit au milieu de l’ordure,

ce sont des écorchés

avec leurs bras qui battent

la rose des vents à tous les carrefours,

ce sont des dieux de paille

avec leurs chapeaux troués

où passent des rouges-gorges,

ce sont des importuns en doublure

que l’on jette à peine en pâture

et qui ne sont pas fâchés

de garder l’épouvante pour eux.

 

 

Il est d’autres fables clandestines,

d’autres cauchemars climatisés,

d’autres phénix ressuscités sous l’édredon.

 

Le lointain est si proche

qu’on se retrouve sans rendez-vous,

qu’on improvise des filières et des planques

pour ne pas déserter nos désertions

ni déchiffrer nos terrains vagues.

 

Ici comme ailleurs le nomade

n’est plus qu’un évadé

repris d’injustice, ombre suicidée,

et c’est à nous de congédier

l’arrière ban et le ban,

à nous d’inventer des désastres

qui balaient ces épidémies de notables

et de loufiats œcuméniques,

à nous d’ouvrir le chant

comme on s’ouvre les veines.

 

 

                 (n’importe où)

 

dans une aube sans fin par un soir de potence

sous un soleil volé sur un coursier de feu

ils se disent les noms de la dernière chance

comme des condamnés qui gagneraient au jeu

 

Ils n’ont que Tombouctou Zanzibar à la bouche

les délices de Bakou et l’Empire du Milieu

avec dans le raffut d’une danse farouche

la terre tout entière qui tourne dans leurs yeux

 

          ils ont traqué le bout du monde

          pour le trouver partout

          vivre d’instinct chaque seconde

          et partir n’importe où

 

on n’a jamais cessé de leur chercher des crosses

ils ont pourtant un goût de vrais fruits défendus

des hanches de voyous qui saccagent les noces

et sucent entre leurs dents de l’herbe des pendus

 

ils sont comme on voudra des amants à Vérone

des boxeurs à Tanger changeurs à Bornéo

des maîtres du Tao qui n’y sont pour personne

ou alors à Shangaï à jouer du couteau

 

          ils ont traqué le bout du monde

          pour le trouver partout

          vivre d’instinct chaque seconde

          et partir n’importe où

 

qui prétend que la fièvre se perdrait dans les sables

qui raconte que la jungle donnerait des langueurs

par-delà l’horizon ils sautent sur le râble

du seul ange amoché qui leur tenait à cœur

 

ils sont par tous les temps des maudits de l’espace

des bergers égarés des redresseurs de torts

des chasseurs d’absolu des dissidents tenaces

des marlous en chaleur autour d’un casque d’or

 

          ils ont traqué le bout du monde

          pour le trouver partout

          vivre d’instinct chaque seconde

          et partir n’importe où

 

 

Et à mains nues, et à plein cœur,

qui veut pétrir le pain, entonner les psaumes,

renouer l’harmonie du ciel et des cimes ?

Nous sommes là tout coton et tout cuir

avec des cris de magie simple,

tout coton et tout cuir avec les bras vacants

qui attendent de forcer la sublime porte

de la ville construite avec des loques

 

 

On se rencontre les poings serrés

pour partager ce qui est sans partage,

l’eau d’un regard, l’ombre d’un mur,

une arme une balle dans le canon,

un mot de trop qui ne rattrape rien,

la marge d’un puits saumâtre,

le linceul et l’éclair.

 

 

Les temps viennent qui ne viendront jamais,

histoire d’alouette à son miroir,

histoire de désir piégé,

les temps viennent qui ne viendront jamais,

âges d’or ou d’apocalypse aussi loin de nous

qu’ils le furent de toute éternité

à Patmos et dans la vallée de Swât,

les temps viennent qui ne viendront jamais.

 

 

Je parle d’un royaume sans escale,

je parle de survivants dans le creux des savanes

je parle de morsures soignées avec du venin,

je parle d’un vin de palme et d’ambre plus corsé que la mort,

je parle de la fournaise qui assaille le ciel

et de son écume noire.

Je sus encore et encore sur lé départ

comme au petit matin sur l’épaule d’une femme .

Les enfants ont détruit leurs derniers cerfs-volants.

Il nous faut égarer les gardes,

les livrer à la soif et à leur propre peur.

Je ne me rends pas à l’appel de l’exil.

Je parle d’une capitale nomade,

je parle du réflexe de tuer sans avoir goût du sang,

je parle d’un amour si physique et si pur,

je parle de la rosée du vide.

Des abîmes pétrifiés où suent des statues de sel,

nous tirons nos secrets et nos rires.

Personne ne cherchera les lambeaux de toile ou de corde

de cités fugitives à peine tissées au sable,

personne ne pressera sur ses dents

l’herbe folle des chevaux qui renoue notre transe.

Je ne me rends pas à l’appel du chaman.

Je parle de la course d’une chamelle à l’horizon de midi,

je parle de nos présences piratées,

je parle de ce chant qui n’est plus qu’une flamme.

Entre les explosions, les embuscades,

j’écoute le miroitement des mirages.

Peut-être vont-ils investir d’autres leurres,

fracasser d’autres cibles ?

 

L’instant est éternel.

Je ne me rends qu’à mon appel.

 

 

Ouvrir le chant

Le Castor Astral, 93500, Pantin / Ecrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 1994

Du même auteur :

Sur un thème de Walt Whitman (18/12/2014)

Ein grab in der luft (15/10/2017)

Planisphères (15/10/2018)

Ce n’est pas pour ce monde-ci (15/10/2019)

Farine d’orge et feuilles de laurier (15/10/2020)

Vieux chaman (02/04/2021)

çà cavale (I) (14/10/2021)

çà cavale (II) (03/04/2022)

« Caravane des caravanes... »  (03/04/2023)

En vue soudain (22/04/2024)

 

 

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