André Velter (1945 -) : çà cavale (I)
çà cavale (I)
Oratorio rock pour voix, chants, guitares électriques,
batterie, flûte et sax, CA CAVALE, a été créé dans le
cadre de la Fête du Livre de Bron, le 11 avril 1992,
par Jean-Luc Debattice, Ghaouti Faraoun et l’auteur,
accompagné de Jean Ricco, Rosaire Ricco, Daniel
Baudon et Christian Maillet, sur des musiques de
Jean-luc Debattice, dans une réalisation de Jean
Couturier.
Quand « être absolument moderne »
est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran,
ce que l’honnête esclave craint plus que tout,
c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste.
GUY DEBORD
(Panégyrique, tome premier)
Ici déjà venu d’ailleurs,
déjà passé par les blessures du temps,
déjà en mouvement,
ici pour le non-lieu d’après
la griserie des origines,
les ferveurs de l’identité,
la fièvre de l’appartenance,
ici comme départ volé,
étapes brûlées, infini effacé
hors la loi du retour,
hors la loi tout court,
c’est de la pulpe et des nerfs en partance,
c’est du soleil dans l’éclair, du feu dans les flammes,
de la poussière d’os et d’or mêlée aux désirs de la bouche.
Ce monde est trop étroit
ce continent trop froid
ce pays trop gâté
ce cops trop sédentaire
ce souffle trop adouci –
il n’y a rien à attendre de la veulerie sur terre
ni de la domestication du sang
ni de la dépression du sens,
ici et partout la mise aux normes appelle
les armes blanches, les armes bleues,
une houle d’hommes démunis déferlant
sur les salons, les entrepôts, les vitrines,
une submersion d’être congédiés, affamés, débauchés
qui ne se présentent plus la casquette à la main.
L’assaut qui se lève n’a rien d’élégant,
rien d’élégiaque, rien d’ineffable,
on n’y voit que tueurs et sauvages,
monstres mous, fonctionnaires, maîtres chiens,
penseurs mondains, tortionnaires ou chaisières,
que de la lèpre urbanisée contre des nuits d’orage,
des gorges égorgées, des cris de rage.
La Horde d’Or est en haillons.
Les vrais barbares ont le pouvoir et le fric,
ils règnent replets, repus, férocement pacifiques
avec des visages lisses et des vanités de chapons,
ils suivent de leurs paupières lasses
le fixing du bien et du mal,
du cuivre, du fer, de l’atome ou du soufre,
ils sentent dans leurs veines fragiles
l’étiage des taux d’intérêts
et signent d’un peu d’encre
l’ouverture de charniers
en lieux et places d’anciennes oasis,
d’anciens caravansérails, d’anciens débarcadères
que de toute façon ils ne connaissent pas.
Je ne sais plus qui peut m’entendre,
mes fils ont été enrôlés, dénués, déguisés.
Mon espace si vaste demeure sans écho,
je vis dans sa lumière comme dans un beau linceul.
Personne ne viendra forcer une prison où manquent
les portes, les barreaux, le chemin de ronde.
On ne se délivre pas d’une ivresse calcinée,
on ne se libère pas d’un parfum invisible.
Le désert est pour toujours ma dignité et ma parure,
mes longs silences et ma parole.
Que m’importent le tournis des cités,
les heures égales, les gestes énervés.
J’aime l’ordre désordonné
où je décide de mes fureurs, de mes rapines.
Pourquoi irais-je plus vite que le galop de mon cheval ?
Pourquoi renoncerais-je au luxe de ne posséder
qu’un tapis, un auvent, une théière d’argent ?
Pourquoi respecterais-je des lignes sur des cartes,
des postes barbelés, des bornes frontières
alors que je suis du royaume des sables
et seulement soumis au soleil et au vent ?
Je ne sais pas ce qui m’attend.
J’ai dans la peau
comme une énigme
et dans le buffet
un coeur livide,
un désir de plaie ouverte
et une ombre.
J’entends parfois un rire si vif,
si tranchant,
que l’inconnu du monde n’a plus d’écho.
Il n’est plus à distance,
il n’est plus à distraire,
mais à toucher de la paume,
à caresser de l’ongle,
avant de lui refiler
à coup de poings
une châtaigne couleur de ciel.
On dira que c’est l’azur
comme si le monde était une âme qui tremble,
un murmure de sang fou
entre la pulpe et les nerfs,
une énigme dans la peau.
On dira que c’est plus sûr
de s’inventer tout seul une blessure ardente.
je n’attends pas ce qui m’attend.
Bercé de bruits
je ne suis qu’incendie de tympans,
lesté de ferraille
je ne suis qu’impatience d’éclair,
coulé dans le béton
je ne suis qu’évasion vague.
Ici m’est une cible mortelle,
une geôle de fumées,
une poubelle,
un miroir défiguré.
jamais je n’ai donné pouvoir,
jamais je n’ai voulu de cet espoir
qui serre les chevilles
noue le sexe,
étouffe l’horizon.
La jungle au goût de goudron
ne trouve son espace que sous le cuir et le casque.
C’est la foire aux trophées
avec les dépouilles de fauves mécaniques
dans tous les angles morts.
C’est le sang chauffé à la bière
avec un faux-col d’ennui
pire qu’un noeud coulant.
C’est la drague au jugé
des filles de Minus et de Perpétuité.
Jamais je n’ai piqué assez d’argent comptant
pour me payer sur le vocabulaire
comme d’autres sur la bête.
Je mords à cru les bas morceaux de la langue
et recrache au refrain les mots des vilains et des reîtres,
les mots empanachés de foutre,
récupérés place de grève dans le dévers des potences,
mots de tout un chacun
quand chacun ne ressemble à personne
et qu’il n’y a plus personne pour chanter :
« Frères inhumains qui près de nous vivez ! »
La poussière qui tout efface est le ferment de ma mémoire.
Je suis dans des traces qui ne sont plus,
dans des refuges éboulés, dispersés, reconquis,
dans des actions sans scribes ni témoins.
L’univers en ces jours de corps à corps sur les lointains
n’était qu’une source de feu, un souffle noir,
un maléfice bienfaisant où l’errance et la mort
croisaient le fer, les désirs, les renaissances.
J’entrais avec ferveur en ce brouillard féroce
comme pénétrant ma vue, éprouvant ma peau,
traversant neuf cercles de souffrance
au seul motif de ne pas céder ni renoncer ni se rendre.
Affronter l’étendue sèche, le royaume du rien,
mesurer l’ombre de midi avec du sel,
avancer à contre-cœur, à contre-soif, à contre-néant
sans avoir gagné ses défis légendaires,
sans avoir défait les liens de l’honneur et du clan,
sans avoir douté de cette terre mouvante.
Oui, franchir une dune distincte et retrouver le camp,
directement trouver le camp,
et avec lui la plénitude fragile, insolente,
de quelques tentes sombres.
Sur les frontons, sur les portes,
il y a des anges cloués
qui ne peuvent en finir
et modulent doucement
des agonies de cristal.
Avec leurs ailes amochées, ils se tiennent de travers.
Bienvenue ici dans l’ici-bas mes mignons !
Bienvenue au pays des hécatombes masquées !
Par pure folie, je vous salue.
Par pure folie, je vous connais.
Par pure folie, je voudrais vous rafistoler,
vous remettre au turbin céleste
et aux mains de l’impalpable.
Car le supplice est sans garantie,
presque sans plaisir,
on ne se soucie plus d’exorcisme,
juste de défoulement dans les heures creuses.
Votre sacrifice a créé une autre lassitude,
et comme vos plaintes semblent légères...
c’est à peine si l’âme vous sort par la bouche.
Moi je vous vois sans cesse,
momies exsangues, loques éternelles,
je vous voie aux seuils des hôtels,
des usines, des écoles et des gares,
aux seuils des boutiques, des cinémas, des dispensaires.
Partout où vous êtes, je suis –
et pour cela je suis seul,
et pour cela je vous maudis.
Rétrécissement des âges,
en exterminant les Indiens,
les êtres se sont scalpés d’eux-mêmes,
mutilés d’eux-mêmes dans l’espace et le temps,
et ils vont avec leur âmes jivaros.
L’époque a ce poids de torture consentie,
de délabrement caché sous l’acier et le verre.
Où sont les architectes, les maîtres d’œuvres ?
Où sont les complices ?
Ici et partout des villes quadrillées,
des têtes calibrées,
quatre mots de broken english pour parler,
trois images de synthèses pour voir,
deux appels au secours pour entendre,
un reflet d’exil pour n’être
ni l’un ni l’autre,
pas même un étranger amarré à son ombre.
Dans la rumeur qui monte
il n’y aura jamais assez de refus,
jamais assez d’écorchures ou de bosses.
Haleine d’ignominie importée,
climat de meurtre fade,
çà va reprendre souffle dans les cris et les coups.
(que ça saigne)
je me suis fait un bac moins cinq
le temps de mettre les bouts
avec les nitouches et les saints
y avait de la casse partout
tétanisés dans leurs combines
ils étaient à tu et à toi
se refilaient des limousines
comptaient le fric avec les doigts
un peu fêlés dans le filon
j’ai vu la cuisse de Rockfeller
si c’était là tout l’horizon
je préférais les courants d’air
mais c’est quoi ce jeu à la con
qui met la roulette à la ruse
avec une balle dans le canon
et pas un seul rat qui s’amuse
rien n’est en phase
pour que çà baigne
tout est en place
pour que çà saigne
que çà saigne
je me suis fait un bac moins cinq
le temps de me pousser à bout
ne plus aimer ne plus pleurer
le mouton dans la gueule du loup
j’avais senti que mon profil
c’était tout déséquilibre
un peu de rasoir sur le fil
appelez çà le feu de vivre
Pour rien de rien je ne viendrai
crever sous la machine à sous
être le plus pourri sous le pré
merci à votre histoire de fou
mais c’est quoi ce jeu à la con
où il n’y a que des morfals
ceux qui règlent l’addition
ont un lézard dans le bocal
rien n’est en phase
pour que çà baigne
tout est en place
pour que çà saigne
que çà saigne
mais c’est quoi ce jeu à la con
qui nous bassine le moral
avec des étoiles de carton
dans un ciel de carnaval
rien n’est en phase
pour que çà baigne
tout est en place
pour que çà saigne
que çà saigne
Tympans lessivés, ce qui écoute
n’a plus d’usage ni d’habitude.
La voix peut électrifier ses cordes,
rompre son timbre, brûler sa forge,
elle s’invente un verbe écorché
pour changer de dépouille, de songe,
ne plus baigner deux fois dans la même peau.
D’entre les égarés, elle se peuple
de bivouacs, de bazars, de bastringues.
Là des nomades privés d’espace, sevrés de soif,
là des sages ivres de silence,
des incendiaires, des pèlerins colériques,
des mercenaires en solde,
des voyous indolents, des voyants, des amantes,
des hommes de terrains vagues, arpenteurs de légendes,
et un convive de pierre.
Nous frémissons dans des ruines si neuves
que le refuge passe par le dévoiement,
le rire par la destruction,
le mystère par la rage.
Forcer la note, oui, crever les litanies,
d’un destin gémissant et assuré tous risques.
Forcer le ton, oui, briser la vague blanche
des heures livides énamourées d’ennui.
La clairière est en lambeaux,
il nous faut des feux de ténèbres
pour sauver le soleil
qui nous est tombé des mains.
Dans ce toboggan qui triomphe,
qui esquive,
plus question de terre ferme, de mer plate,
de piste damée,
plus question d’échos programmés, de prêts bonifiés,
des poires pour la soif,
de pitres du grand soir,
vous êtes dans la fraîche jusqu’au cou,
coulez à pic, payez cash,
vous allez perdre à force de gagner.
Embarqués, contraints consentants,
balancés, empaquetés, anesthésiés, abasourdis,
vous avez un ticket gratuit
pour la vielle chaloupe du chaos.
Cramponnez-vous mes jolis !
Cramponnez-vous aux gouttières du ciel,
prenez appui au creux des gouffres !
La technique du vol à l’envers
va vous remonter les bretelles
et la glotte entre les dents.
Je viens comme un revenant, version motorisée,
qui veut dilapider par avance
tous vos contrats d’épargne-avenir.
Je viens comme un revenant, version précipitée.
Sans suaire, sans frac ni bésigles,
je suis l’alchimiste qui met
une poignée d’or dedans la fosse
et retrouve dans le creuset
une poussière d’os.
Il n’y a d’autres destinations qu’une guerre sous les étoiles.
Vivant de toute vie aiguisée,
je fraternise avec ce qui n’a plus nom d’homme
ni apparence d’être ni profil d’humanité,
avec une coupe brisée, émiettée,
avec un buisson d’épines sèches,
avec une longe rompue ou des étriers rongés de rouille ;
rien que des objets pauvres, usés d’avoir été utiles,
rien que des signes déjà restitués à l’errance,
déjà rendus aux métamorphoses, aux détours, aux retours.
Mon corps ne connaît pas de limite,
il n’est pas ce lieu capital,
à la fois âme et donjon, palais et tyran,
où tout serait édicté et visible.
Mon corps est dans la résonnance des pierres,
dans l’éclat du gel,
dans l’aube flouée près de Sirius,
dans l’éclipse de la treizième lune.
Je ne suis qu’une braise de no man’s land,,
pas même un flambeau, pas même un tison,
juste le descendant d’une dague sanglante
et d’un puits très profond,
d’une histoire éboulée, peut-être démente,
et d’un évanouissement.
Il y a cette respiration par fort silence,
cette intensité sublime hors des sanctuaires.
Ma ferveur est pareille aux courses des gazelles.
je n’ai que peu de nostalgie
mais un écran de fureur dans le cœur.
Je tends les bras bien au-delà de son ombre.
Secret laissé à l’abandon, si peu audible
dans l’éclatement du verbe,
si peu présent dans le crassier des jours.
La traque du sens se mène à l’écart,
sur les débris des tables du poème,
sur les digues englouties,
sur les remblais balancés
au grand midi des catacombes.
Il est impérieux de rire de nos doutes,
de notre volonté, de nos impératifs,
impérieux de se donner de l’ainsi de suite
et de suivre aussi bien à la trace
les chacals que les saints.
C’est par instinct, à contre-pente,
avec des visées de survie et pas de moyens,
que le chant vaste, heurté, déferlant,
impose les harmonies en rupture de ban
de ceux qui s’éloignent, de ceux qui s’enfuient,
traversent à l’arraché, transgressent à sec.
L’humble odyssée des corps en cavale
fait l’histoire physique, l’élan brutal,
comme dans la légende albanaise
où pour contrer un reniement,
prendre le déshonneur de vitesse,
un mort s’est mis à cheval.
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Ouvrir le chant
Le Castor Astral, 93500, Pantin / Ecrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 1994
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