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Le bar à poèmes
3 juin 2022

Jean-Pierre Duprey (1930 – 1959) : Qui dirait

 

AVT_Jean-Pierre-Duprey_896[1]

 

 

I. Qui dirait

 

DE DERRIERE LES LOUPS

 

Comme les loups hurlent la nuit resserre l’écrou,

La terre s’arrête de tourner

Pour que le ciel se mette debout.

Ce soir, la terre est transparente

Au soleil-deux, sang noir, vent glissant,

Déployé dans le sens

Du plus profond qui s’ouvre sur lui-même

En ses tours de cent visages.

 

Visage de derrière les loups

Où la nuit trépasse, passe

Un bras d’épouvante.

... Lisse comme un miroir

Où l’on se glace à la vague des yeux.

 

Le visage de derrière les loups,

Comme un silence vient à peine de maudire,

Sa vie d’espace

Dépasse déjà la cordillère des sens.

 

Frappe le visage, frappe

Le visage lisse comme une glace ;

Passe le couteau sur ton visage,

Prends ta vie par les deux bouts

Et fais la roue,

Fais la roue...

 

CHANSON A RECULONS

 

Monté dare-dare sur mon cheval Pied,

Moi qui né pour, qui n’est point, qui n’est plus

Qu’une épine que j’existe

Dans son propre pied,

J’ai pour une main cinq gallons,

Dans le temps j’ai un : Allons !

J’ai à la tête un encerclant,

Enserre quand et qui et quoi et clou,

J’ai dans la bouche un trou

Cerné de clous.

 

Mais qu’est-ce que ça ?

Mais qui

Mais qui s’en va-t-à ?...

Voici venir l’Etre qui va

Sur l’air de n’être pas.

 

Et des dents et des dents, dedans

J’ai.

Ma tête dans la bouche ne fera pas,

Ne ferme pas ce qu’est affaire de mort,

Comme font les mots de rien

Comme de tout, comme du tout,

N’est pas du tout totalitaire.

 

Mais qui

Mais qui s’en va-t-à ?...

Le tout sur l’air de pas...

 

C’est ici, l’air roulé à point,

A pas, à plus, à moins qu’une boule,

C’est ici l’air de quoi ?

Mais qu’est-ce que çà ? – qui n’est pas plus -,

Mais qui,

Mais qui s’en va-t-à ?...

Voici venir l’Etre qui va

Sur l’air de n’être pas

Et pour un autre et batterie baptisé Corps

Voici la manivelle Etcétéra...

 

CHANSON A RECULONS

 

Un, deux, droit sur l’épaule de son sort,

S’en remettant,

Un petit peu, en petite peau, à petits pas,

 

Le camarade Ballant

Disait : Je ne m’encombre pas

De ma mort couchée en roue

Dans les anneaux de mon être rond.

Mon affaire est sans prospérité

A la lumière de ce qui est.

 

Mon affaire a sa personnalité

Dans les anneaux de mon être-roue

En ma personne se couche en rond,

Dans son encombrement personnifié.

 

Voyez, voyez, et maintenant recommençons,

Le décor a toujours raison.

 

Voici celui, sans tête, sans pied,

Qui n’en peut plus, qui ne peut rien

Et qui n’y peut plus rien,

N’ayant pour se déplacer

Que le coup de pied.

 

Voici, voici le Ballant ballotant

Saluez ici le Baîllant bâillonné,

Sans bras, sans pied,

Mais en rond seulement.

 

Balloté de Rien à rien

Du tout, dans tout complètement ;

Qui n’est que boule et

Qui boule seulement.

 

Mais comment, mais comment ?

 

Parce qu’au commencement...

Parfaitement, parfaitement !

Car il faut un commencement et

Recommençons-le par le commencement.

 

CRI

 

Un cri barré de foudre en jet enlumineur,

Appel happé sur un fil d’aiguille...

Au tranchant mouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillée noire,

L’oiseau du mal-passage

S’est barré les ailes en croix.

 

Armé de foudre sèche, un cri

Arrache la voix et crache la bouche...

Muet, creusé de sang, taillé

En pointes vives,

La mort a desserré sa voix et morcelé

Son rire

En glaçons épousant les regards bleu-noyé.

 

Le glas fait pierrement au coulement du froid.

 

Au tranchant rouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillée noire,

Le cri file un ciseau de deux pointes fermées,

L’oiseau d’ombre-passage,

S’ouvrant le corps au souffle-bas,

A labouré la houle sourde.

 

Puis

Retenu, griffé, forcé

S’est encastré aux griffes basses.

 

MOUVEMENT

Mouvement plié au corps de la vie

Dehors, la nuit neigée à l’étendue

Dedans, la mort qui n’attend plus

Qu’un seul battement d’aile

Dont l’endroit

Est encor ombre de l’envers.

 

Et cet endroit est cet envers

Passé à travers cet endroit.

 

Mouvement sans poids sur les mains

Dont le dos

S’applique aux vitres sans mesure.

Lentement, peinant de quatre membres d’air.

D’air engourdi,

Passé comme à la lenteur des murs,

Le mort appuie l’ouvert de sa tête.

 

QUI DIRAIT

 

Croisement de l’œil avec la nuit

Fermée bout à bout

Sur le cerveau, comme qui dirait

Cerceau, comme qui dirait

Le saut en rien.

 

C’est une bouée qu’imagine

La nuit,

De blanc fer imaginaire,

Etale, comme qui dirait

Pétale, comme qui dirait

Spectacle devant un cri.

 

Or le cri devenu bouche

C’est un cerveau, nul doute,

C’est un cerceau

Fermé, dirait le rouge fer.

C’est moi qui serre, comme qui dirait

Et je saute, comme qui dirait,

Bouée de sang au bout

A bout de l’ombre courbe,

A bout de souffle sur son cri.

 

Or le cri devenu chair

C’est cela, comme qui dirait

C’est bien cela, comme qui dirait...

 

La fin et la manière,

Editions Le Soleil noir, 1965

Du même auteur :

Une rivière coulait au milieu d’un bois (13/12/2016)

Où que j’erre (13/12/2017)

Le condamné à vivre (13/12/2018)

Foi, les choses (13/12/2019)

Seize ans (13/12/2020)

Il y a de la mort dans l’air (03/06/2021)

Je suis le marchand de soleil (12/12/2021)

Sommeil (13/12/2022)

« Il neigeait toute ma vie sur la douleur... » (03/06/2023)

J’explose (03/06/2024)

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