Jean-Pierre Duprey (1930 – 1959) : Qui dirait
I. Qui dirait
DE DERRIERE LES LOUPS
Comme les loups hurlent la nuit resserre l’écrou,
La terre s’arrête de tourner
Pour que le ciel se mette debout.
Ce soir, la terre est transparente
Au soleil-deux, sang noir, vent glissant,
Déployé dans le sens
Du plus profond qui s’ouvre sur lui-même
En ses tours de cent visages.
Visage de derrière les loups
Où la nuit trépasse, passe
Un bras d’épouvante.
... Lisse comme un miroir
Où l’on se glace à la vague des yeux.
Le visage de derrière les loups,
Comme un silence vient à peine de maudire,
Sa vie d’espace
Dépasse déjà la cordillère des sens.
Frappe le visage, frappe
Le visage lisse comme une glace ;
Passe le couteau sur ton visage,
Prends ta vie par les deux bouts
Et fais la roue,
Fais la roue...
CHANSON A RECULONS
Monté dare-dare sur mon cheval Pied,
Moi qui né pour, qui n’est point, qui n’est plus
Qu’une épine que j’existe
Dans son propre pied,
J’ai pour une main cinq gallons,
Dans le temps j’ai un : Allons !
J’ai à la tête un encerclant,
Enserre quand et qui et quoi et clou,
J’ai dans la bouche un trou
Cerné de clous.
Mais qu’est-ce que ça ?
Mais qui
Mais qui s’en va-t-à ?...
Voici venir l’Etre qui va
Sur l’air de n’être pas.
Et des dents et des dents, dedans
J’ai.
Ma tête dans la bouche ne fera pas,
Ne ferme pas ce qu’est affaire de mort,
Comme font les mots de rien
Comme de tout, comme du tout,
N’est pas du tout totalitaire.
Mais qui
Mais qui s’en va-t-à ?...
Le tout sur l’air de pas...
C’est ici, l’air roulé à point,
A pas, à plus, à moins qu’une boule,
C’est ici l’air de quoi ?
Mais qu’est-ce que çà ? – qui n’est pas plus -,
Mais qui,
Mais qui s’en va-t-à ?...
Voici venir l’Etre qui va
Sur l’air de n’être pas
Et pour un autre et batterie baptisé Corps
Voici la manivelle Etcétéra...
CHANSON A RECULONS
Un, deux, droit sur l’épaule de son sort,
S’en remettant,
Un petit peu, en petite peau, à petits pas,
Le camarade Ballant
Disait : Je ne m’encombre pas
De ma mort couchée en roue
Dans les anneaux de mon être rond.
Mon affaire est sans prospérité
A la lumière de ce qui est.
Mon affaire a sa personnalité
Dans les anneaux de mon être-roue
En ma personne se couche en rond,
Dans son encombrement personnifié.
Voyez, voyez, et maintenant recommençons,
Le décor a toujours raison.
Voici celui, sans tête, sans pied,
Qui n’en peut plus, qui ne peut rien
Et qui n’y peut plus rien,
N’ayant pour se déplacer
Que le coup de pied.
Voici, voici le Ballant ballotant
Saluez ici le Baîllant bâillonné,
Sans bras, sans pied,
Mais en rond seulement.
Balloté de Rien à rien
Du tout, dans tout complètement ;
Qui n’est que boule et
Qui boule seulement.
Mais comment, mais comment ?
Parce qu’au commencement...
Parfaitement, parfaitement !
Car il faut un commencement et
Recommençons-le par le commencement.
CRI
Un cri barré de foudre en jet enlumineur,
Appel happé sur un fil d’aiguille...
Au tranchant mouillé d’ombre,
Contre quoi s’est troquée
La tête mouillée noire,
L’oiseau du mal-passage
S’est barré les ailes en croix.
Armé de foudre sèche, un cri
Arrache la voix et crache la bouche...
Muet, creusé de sang, taillé
En pointes vives,
La mort a desserré sa voix et morcelé
Son rire
En glaçons épousant les regards bleu-noyé.
Le glas fait pierrement au coulement du froid.
Au tranchant rouillé d’ombre,
Contre quoi s’est troquée
La tête mouillée noire,
Le cri file un ciseau de deux pointes fermées,
L’oiseau d’ombre-passage,
S’ouvrant le corps au souffle-bas,
A labouré la houle sourde.
Puis
Retenu, griffé, forcé
S’est encastré aux griffes basses.
MOUVEMENT
Mouvement plié au corps de la vie
Dehors, la nuit neigée à l’étendue
Dedans, la mort qui n’attend plus
Qu’un seul battement d’aile
Dont l’endroit
Est encor ombre de l’envers.
Et cet endroit est cet envers
Passé à travers cet endroit.
Mouvement sans poids sur les mains
Dont le dos
S’applique aux vitres sans mesure.
Lentement, peinant de quatre membres d’air.
D’air engourdi,
Passé comme à la lenteur des murs,
Le mort appuie l’ouvert de sa tête.
QUI DIRAIT
Croisement de l’œil avec la nuit
Fermée bout à bout
Sur le cerveau, comme qui dirait
Cerceau, comme qui dirait
Le saut en rien.
C’est une bouée qu’imagine
La nuit,
De blanc fer imaginaire,
Etale, comme qui dirait
Pétale, comme qui dirait
Spectacle devant un cri.
Or le cri devenu bouche
C’est un cerveau, nul doute,
C’est un cerceau
Fermé, dirait le rouge fer.
C’est moi qui serre, comme qui dirait
Et je saute, comme qui dirait,
Bouée de sang au bout
A bout de l’ombre courbe,
A bout de souffle sur son cri.
Or le cri devenu chair
C’est cela, comme qui dirait
C’est bien cela, comme qui dirait...
La fin et la manière,
Editions Le Soleil noir, 1965
Du même auteur :
Une rivière coulait au milieu d’un bois (13/12/2016)
Où que j’erre (13/12/2017)
Le condamné à vivre (13/12/2018)
Foi, les choses (13/12/2019)
Seize ans (13/12/2020)
Il y a de la mort dans l’air (03/06/2021)
Je suis le marchand de soleil (12/12/2021)
Sommeil (13/12/2022)
« Il neigeait toute ma vie sur la douleur... » (03/06/2023)
J’explose (03/06/2024)