Salah Stétié (1929 - 2020) : Longue feuille du cristal d’octobre
Photo Wikimedia Commons/ Caroline Fourgeaud-Laville
Longue feuille du cristal d’octobre
A André du Bouchet
I
Il fait nuit mon amour les larmes vont venir
Eclairer notre maison limpide
Sous la violence des nuages, cette lampe
Eclatée, éclaboussée de pluie
Avec, gelé dans le vent, ton visage
Eclairé par l’absolu des pluies.
Il fait nuit mon amour et il fait nuit
Sur le toit et sous le vent de la demeure
Dans le cœur et dans le corps et il fait nuit
Dans les bras et dans les jambes et nuit
Dans l’œil de l’homme avec le feu de sa paupière
Nos mains sont là qui longuement se forment
D’être substance du soleil, d’être là
Sur la table créée par le feuillage
Table très pure avec l’épée brûlée du vent
Million d’atomes, œil dressé de la durée
Limpide et suspendu dans l’explosion.
II
Nous attendons le monde
Nous attendons le monde avec la lune
Abstraitement chaulée par la douleur
Mangeant l’éclat, mangeant dans nos assiettes
Sur la nappe fleurie de pauvres fleurs
Et nos bouches sont devant nous, elles parlent
De quoi ? Nos bouches parlent de la lune
Qui passe et qui repasse avec des fleurs
Nous voici mon amour
Enfermés dans la maison des choses
Terriblement dans la prison de tout ce blé
Nos corps ont-ils mangé vraiment ? Voici qu’ils dorment
Ornés dans le lit non orné des choses
Comme s’éloigne un fleuve allant solaire
Dormir aussi dans le grand vent de son séjour
Tout cela étant de brûlure et tout cela
L’enfant de flamme entravé par la terre
D’aucune chambre mon amour est ton visage
Flamboyant puis traversé de pluie
Sous le toit de la parole et de la nuit
Et nos mains, là, sont très longues sur la table
Paradoxale avec ses plis de neige
Vers qui nous tendons une main sobre de fruits
Dans la maison où la parole est fièvre
Porte explosée et soudain dans la lueur
L’autre douleur avec ses têtes d’oiseau
III
Et ce jardin en qui nous sommes, le voici
Un jardin d’écritures
Avec nos mains brûlées par l’écriture
Ce livre qui fait son lent retour aux arbres
Avec au sommet de tous arbres la colombe
Qui chante seule absolue par la brume :
« Je veux je veux mourir
Je veux couvrir mes pieds de poussière profonde
Couvrir mon corps de feuilles
Et mon aile est blessée, ma gorge est bleue de perles
Et la substance de mon cœur est une énigme
« Mon corps, mon corps, est traversé de jour
Mon âme est une épée
Et mon amour est une épée, rose coupée
Pour toi l’enfant illuminé des vents de terre »
- Plus tard cette colombe
On la verra dormir ensommeillée en fille
Avec les ailes de ses bras contre son cœur
Sous les atomes des grands vents de la contrée
Séduits par la brutalité de son corps
Sa tête douce infiltrée par le sang
IV
Ma veine jugulaire est l’enfant de la neige
Qui bat contre mon cou
L’attente de la neige est pure attente pure
Sur le seuil de la neige et ses filles debout
La place de leur ventre envahie par la neige
La paume de ma main caressant le blé sombre
Et le lézard de la mort contre mon cou
Je suis assis, mes pieds brillant du feu des ongles
Autour de nous la parole est maison
Il faut de l’air pour éclairer la chambre
Et si je parle c’est d’image à l’endormie
Celle qui va flamber dans la pensée
Puis revenir à la maison de toute larme
Enigme est le visage enfanté par l’enfant
Comme une ortie que brûle aussi la lune
Dans un brouillard d’égratignures, le cœur : ce
Cœur
Face aux fusils qui se dénuderont
Pour retourner à la substance d’arbre
A cause de l’énigme douce de la lune
Colomb courroucée soudain très faible
Ouvrant ses ailes de mirage et ses rémiges
Comme allusion à l’illusion du cœur
V
La paix est descendue, l’ange des fruits,
Sur le fleuve et sur les arbres du fleuve
Et dans le fleuve il y a sans doute un autre fleuve
Et dans la lune une autre lune et dans la lampe
Une autre lampe et dans l’énigme
Une autre énigme énigmatique et douce
- Mais la colombe est seule.
Il faut de l’air pour éclairer la chambre
Mais la colombe est seule.
Elle est très longue feuille du cristal d’octobre
Dans le froid de ce commencement
Commencement de quoi ? La main d’atomes
Passe invisible et serrée sur la nappe
Il fait beau dans le jardin près de la pluie
En ouverte maison avec les viandes
Bientôt ils vont venir
Rôtir et manger de leurs dents toutes ces viandes
Petite fille dans le jardin
Voici l’amour :
S’il t’aime, il t’aime inutilement
Fièvre et guérison de l’Icône
Editions Unesco / Imprimerie nationale, 1998
Du même auteur :
« Sur le plateau pierreux… » (17/07/2014)
Dormition de la neige (10/05/2021)
La terre avec l’oubli (05/11/2021)
L’enfant de cendre (05/11/2022)
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