Claude Vigée (1921 -2020) : Pâque de la parole
Pâque de la parole
La parole demeure en exil jusqu’à Pessah.
Pessah, c’est Pe-Sah, une bouche qui parle.
A Pessah, la parole émerge de l’exil.
Sur l’humble paradis du terrain de banlieue
un cerisier s’exalte en gloire dans le ciel :
danseur dans la nuée au cœur enfin visible,
roi d’un jour, couronné d’abeilles ou d’étoiles,
il lance vers l’espace en transe qui bourdonne
l’or rouge de sa sève
comme un soleil mûri dans l’argile funèbre.
Branches et troncs noués
sous le corset de fer
pour survivre à la dent
rongeuse de l’hiver,
soudain se sont mués
sous mon regard complice
en ce buisson ardent :
ô fiancée en fleur,
la seule initiatrice !
Sa rondeur épanouie à l’air humide et tendre
se change et s’abandonne à la clarté tout autre
du ciel qui, en s’ouvrant, l’accueille
sous sa tente où bruiront demain les jeunes feuilles,
puis la détruit
pour l’accomplir
dans le fruit, la semence,
l’impossible aventure
d’un éveil dans l’humus, sous la neige future.
Mais chaque heure à venir,
trompant son innocence,
la prépare en douceur au savoir de mourir.
Soucieuse est notre lien avec le coeur noir de la terre !
Séraphin du passage à travers la poussière,
l’arbre en feu fait pour nous
restitution du souffle
au monde opaque et sourd
- l’ennemi de toujours –
ou peut-être à la simple, infiniment patiente
indifférence originelle de la pierre
semée en vrac
de-ci de-là
dans le lit sec
de la rivière,
que le maçons cella par hasard dans le mur.
Pourquoi cette beauté ?
serait-ce dans l’attente
de la rencontre si peu sûre
qui aurait lieu ici un soir d’avril glacé
au trouble carrefour de nos voix dans la brume
sous deux rameaux entrelacés :
passage de l’amour, écho d’une musique
éphémère et réelle au-delà de nous-mêmes ?
Unique, sans retour,
par la grâce de l’arbre
dans cette floraison s’incarne
le bienfait du poème :
un gain de silence.
Quand s’achève la pâque tardive de la parole,
la nuit reprend très tôt sa plainte sur les eaux.
Les pétales éteints du soleil printanier,
tourbillonnants déjà, se noient dans la boue noire.
Le fleuve orphelin dans le froid
faiblement pleure
à travers le gosier
étranglé des roseaux.
A travers nous, surgi de l’étang de lumière,
encore une fois tonne et vire sur nos têtes
le soleil inouï de l’alliance première :
à l’heure de la fête
nous roulons côte à côte
tous deux à bicyclette
sur le sol brillant de cailloux,
après la Robertsau,
entre les lopins grillagés des jardins ouvriers,
rongeant l’étable en ruine
échouée, barque ancienne, au fond de la prairie
que défend l’âpre ortie échappée à l’hiver.
Sur les murs de torchis, dont les brindilles brûlent,
couve dans la toiture un lent brasier de tuiles.
Nous volons dans sa flamme avec le vent léger
vers la forêt du Ried où le chevreuil se mire
dans les eaux troubles du dégel,
quand verdit à midi le soleil gris d’avril
sur le marais captif de digues immobiles.
Dans le champ noir,
debout sur le bord dévasté du fleuve
qu’investit le béton vétuste des usines
la citerne à mazout
interdit l’horizon
au rêve végétal peuplé de sauvagine.
Un souffle nous soulève
au-dessus des frontières !
Hors du dernier faubourg, loin des chambres désertes,
le printemps germe nu sous le sol sans tendresse.
Dans la souche du saule aux paupières d’écorce
que charbonna l’éclair sur l’œil blanc de l’Aveugle
monte la pesanteur nocturne de la pierre.
Au fond de l’arche sainte
murée entre les tempes
sous la voûte du crâne en amont du regard
dort la rivière d’ombre où boivent tes racines,
dans la source enfouie en terre de silence.
Tu seras délivré si ton cœur restitue
aux corps enterrés vifs dans l’asphalte qui tue,
sous le roc sans fissure où leur désir s’abîme,
le miel cristallisé dans ta ruche secrète.
Cessant d’amasser l’or de la lumière intime
dans le miroir du ciel où fuyait pour survivre
l’oiseau de nuit transi dans son manteau de givre,
vient pour lui le temps de la rendre
au matin mortel qui l’engendre
par l’éveil délicieux et fragile du sens,
dans l’éclair ébloui
des nouvelles naissances.
(1980)
Pâque de la parole
Editions Flammarion, 1983
Du même auteur :
L’eau des sombres abysses (03/04/2015)
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