Constantin Batiouchkov / Константин Николаевич Батюшков (1787 – 1835) : A Dachkov
A Dachkov
Ami, j’ai vu sur la mer tragique
Du mal ; comme un fléau du ciel,
La guerre et son brasier cruel,
Les actes d’ennemis, iniques ;
Les riches en de longues files,
Déguenillés, fuyant de peur ;
Et les mères quitter leur ville
Tout en laissant couler des pleurs.
Elles serraient désespérées,
Leur nourrisson contre leur sein ;
Je les ai vues sur les chemins,
Défaites, pâles, éplorées,
Fixant d’un regard aux abois
Le ciel en feu. L’âme affligée,
Je fis, à pied, ton tour trois fois,
Ô capitale ravagée !
Trois fois j’arrosai de mes pleurs
Parmi les tombes, les ruines,
Les restes saints de sa splendeur,
De palais, des églises divines.
J’ai vu des décombres épars ;
Sur les rives, des corps en masses ;
Des indigents aux tristes faces,
Partout s’offraient à mes regards.
Ah ! mon ami, mon camarade,
Tu me demandes de chanter
En de plaisantes sérénades
La joie, l’amour et la gaieté !
En regardant Moscou brûlante,
Devant ces combats et ces maux,
Tu voudrais qu’à présent je chante
Sur un paisible chalumeau !
Que je conte la belle histoire
D’Armide et de Circé, parmi
Les tombes fraîches des amis
Qui sont tombés au chant de gloire ?
Le jour où j’aurais oublié
Moscou, trésor de ma patrie,
Que ma voix douce à l’amitié,
Se taise à tout jamais tarie !
Car, tant que sur le champ d’honneur
Vengeant la cité des ancêtres,
Je n’aurai pas livré mon cœur
Et mon amour, et tout mon être ;
Tant qu’avec des héros blessés
Je n’offrirai pas ma poitrine
Aux ennemis en rangs pressés
Jusqu’à ce jour je m’obstine
A demeurer comme étranger
A des chants tendres et légers.
1813
Traduit du russe par Katia Granoff
In, « Anthologie de la poésie russe »
Editions Gallimard (Poésie), 1993