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Le bar à poèmes
5 novembre 2021

Salah Stétié (1929 - 2020) : La terre avec l’oubli

 

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La terre avec l’oubli

 

I

Voici, rose de feu dans la brûlure,

Cela qui donne au feu sa nouaison

Quand l’eau est là, fille de la maison,

Et qu’elle veille avec le feu de la brûlure

Sur le toit et la longue palme des nuages

Allumée par le sang

Au-dessus de la rivière de l’oubli

 

Dans les plis et les replis de la rivière

Il y a la terre, la terre et un cheval

Perdu de bleu terrible

Et les collines de là-bas sont pleines d’anges

Qui doucement suivent leurs mains aveugles

Dans la stérilité créée, leurs ongles

Marqués du tranchant de la lune

 

Le paysage pourtant parle, et sont les tombes

Mélangées au grand désastre des nuages

Dans cela qui n’a plus de nom, mais seulement

Comme une bouche d’herbe

Qui dit le très peu qu’elle dit : cela est

Argile fraîche et flamme d’innocence

Protégeant contre les oiseaux le grain qui tremble

 

Ô blé donné ! Blé des amants dormeurs

Qui flambe avec leurs doigts et les cailloux

Formant le lit de leur amour semblable

Sur la rivière desséchée de l’oubli

Leurs membres devenus musique et disparus

Dans la lumière éparse de leurs corps

Qui est l’eau pure de leurs corps devenue songe

 

Et l’air et l’eau sont les enfants du songe

Ils se mélangent à l’esprit et ils dorment

Ensemble avec le signe de nos larmes

Qui sont les ombres des colombes déchirées

Passant et repassant sur nos visages

Comme les nœuds de la musique se dénouent

Comme les doigts des amants tressent le monde

 

Et les voici, amants, la douceur des bleuets

Malgré l’aiguille de leur sang dans le silence

Qui brille seule ainsi que lampe de la nuit

Admise à des lointains d’incandescence

Si beaux lointains que les voici qui flambent

Pour réveiller les forêts disparues

Et toute bête immaculée leur est naissance

 

Et toute bête immaculée sous l’arc

Est profonde, elle est absolue par l’esprit

Comme une étoile qui s’égare et se retrouve

Plus pure d’être et plus nue dans la neige

Pareille en soi à fille désirante

A la chute du jour

A la tombée de la rosée sur le monde

 

Elle écarte les jambes

Elle est la fille du rosier nocturne

Toute douleur toute douceur en elle

En elle est la chaude empreinte de l’épée

Dans la chaleur qu’elle est malgré la neige

Qui est décor de la présence dans le monde

 

Ô corps à jamais perdu sous bien des nuits

Porteur en toi d’un incendie d’étoile

Qui est splendeur mouillant l’enfant des fleuves

Laissant dans l’air la trace de son feu

Et la voici de son époux l’épouse

Tous deux étant l’être soudain du rire

Et la douceur étant leur ange dans le rire

Face à ces grappes que leurs fortes dents dévorent

A même leur double corps devenu vin

Qu’ils boivent et boivent dans la grappe du sein

 

Elle écarte les jambes

Sur la blondeur de sa géométrie

Blondeur de grand sommeil

Où l’homme avec ses mains s’avance en pur soleil

Noué et dénoué par ses vipères

Entre son cœur et ses entrailles vives

La femme étant n’étant que flèche et biche

 

Elle écarte les jambes

Et la nuit infinie l’éclaire avec le jour

Ensemble et le matin

Elle est la lampe du présent dans le futur

Et ce qu’elle est : biche de flèche et lampe

A la fin morte sous le poids de sa lumière

Comme une femme absolue par le sang

 

II

Voici la vie avec les chambres de ce monde

Et les palmiers qui souffrent dans le vent

Violons sont-ils dévorés de nuages

Et raccordés à la violence de l’esprit

Qui est le point de l’hommes à la fin pur

Dans la lumière qui retombe et fait la lune

Toute vipère étant soleil et fruit

 

Toute vipère étant soleil et mort

Sur cette tête de basalte qui s’en va

Soutenue par la fulguration du corps

Dans l’étroitesse étrange de son ombre

Qui va aussi vers le néant des ombres

Le corps étant le feu l’ombre de neige

A peine divisés par la colombe

 

Ma naïve colombe

Te voici contre mon cœur l’enfant des larmes

Si ingénue que doucement brûlante

Au cœur de la suspension du cœur

Cette blessure en nous cette colombe

Etablie dans la maison du rire

Où brûle en nous le lustre noir des larmes

 

III

Nous sommes ici dans un pays qui rêve

Et toute femme éblouie de rosée

Avec ses bras très nus, avec l’air

Avec la lampe, avec cela au ras de l’herbe

Et toute femme éblouie qui s’avance

- Quand l’eau est là, fille de la maison –

Son oeil en nous pleure une perle immense

 

Son œil en nous regarde aussi la mort

Eparpillée et les oiseaux dans l’arbre

La mort ! elle aussi regarde et elle voit

Et peut-être jamais ne nous voit-elle

Que seulement comme une rose froide

Tout invisible et tout visible ensemble

Substance de la nuit dans l’eau du monde

 

Or cette femme a dans ses cheveux la rose

Et son épaule sous ma bouche un peu de neige

Sa face étant voilée, son autre claire

Et la voici qui brûle en ses méandres

Et qui va seule entre les arbres de la vie

Ses doigts touchant les mille troncs de l’arbre

Son fils étant son cœur perdu de larmes

 

IV

Et l’homme est là, si vieux parmi ses chats

Et il pleure et rien ne le console

Ni le terrible orage en lui du songe

Ni la jeunesse de l’Isis de la lumière

Ni cette étoile de plein jour devenue fille

Et quelle étoile ? Il n’a jamais connu son nom

Ange, il veille au milieu de ses chats

 

A-t-il un nom lui-même ? Il est un songe

Il est l’enfant de plusieurs vies et d’une mère

Elle est sortie de la maison elle est rivière

Celle en qui tremblent les flambeaux de la maison

Plus pure es-tu que le plus pur en nous, ô mère

Ô jeune mère de cet homme à vieux genoux

Et qui supplie ta main et tes genoux

 

Car de ta main de sombre lierre il guette

Le noir rameau et les bienvenues branches

Par cette nuit de sel embrumée d’astres

Et tellement que la lumière tremble

Et reste vide ainsi que lampe sans maison

Interrogée et puis interrogeante

Elle répond à la question par la question

 

V

Cet homme est là et tous ses chats l’évitent

Car les voici les anges de sa mort

Ils ne l’entendent plus quand il menace

Face à l’épée de son silence et de sa peur

De ses deux mains il tient le mur et il soutient

De ses deux mains et de ses bras le songe

Ô deuil sur lui qui est l’enfant des morts !

 

Deuil sur cet homme et deuil, et deuil, et deuil

Sur tout cet homme avec son sexe de violence !

Il habita les chambres de ce monde

Et sa douleur fut grande d’habiter

Dans ce pays privé de ses rivières

Où toute l’étoile abandonnait ses champs

Pour le laisser à des rudesses d’ange

 

A la fin il dit : ange ! Il murmura

Le nom de l’ange de personne et s’endormit

Avec les fleuves, avec la femme nue

D’Isis qui fut sa mère et son enfant

Et de son enfant jamais ne fut et nul enfant

Jamais ne vint lire avec lui le livre

Qui n’est le livre de personne un peu de vent

 

VI

... Mais l’autre femme, elle est sa douleur dans l’esprit

Avec son beau visage et ses yeux sombres

La fonte de la neige ayant dissous l’épaule

Et ses deux mains et ses deux bras sont devenus

Ce dur torrent de la dévastation du cœur

Ce ventre aussi où fut une herbe de délire

N’est que détroit des tourbillons isthme du vent

 

Ô beau visage emporté par le torrent

Et rapporté par le torrent inverse

Dans toute nuit en insaisie brûlure

Où le visage est ce qui flambe et se défait

Dans l’herbe d’herbe où s’accouplent les anges

Et qui nous est masque de froid futur

Doublé de feu pour habiller nos ombres

 

Terre de feu à l’endroit de la femme

Où nous avons placé le coeur du cœur

Un peu de braise dans la paume des mains

Coquille où vient parfois dormir l’esprit

Pour s’éveiller comme un enfant du songe

A l’estuaire du désir et d’un grand fleuve

Qui flambe et qui reflambe dans la cendre

 

Et je salue la nudité de l’être

Si même il est parfois voilé de sang

Désir est-il dans la lumière songe

Si dévoilée qu’elle est la dévoilante

Et la plus nue qui n’est jamais la nue

La désirée qui n’est la désirante

Car elle garde sa peau sombre et elle refuse

De transformer l’entaille en transparence

 

Et nous tournons autour des cercles de sa pierre

Qui lui sont mur pour ses entrailles rayonnantes

Et nous frappons à toute porte de l’eau vive

Mais l’eau perdue en son destin obscur

Ne répond pas et seulement la vie

Nous est comme une lampe qui s’allume

Dans ce plein jour où nous allons voilés de cendre

 

Ma nuit ma biche à toi ici je pense

Dans ce non-lieu de la pensée où vif je suis

Et cependant peut-être mort le suis-je

Dénaturé par des bijoux de nuit

Face à la vie qui est songe de songe

Isis assise à sa table absolue

Et regardant souffrir d’épée le cerf

 

VII

Anges, mes ombres des collines, parlez pour moi

A cette épouse du silence de l’épée

Qui veille avec ses yeux enflammés d’arbres

Et son épée divise l’eau du feu

Son ombre est celle-là en qui le feu

S’épuise et crie qu’il a perdu le feu

Car, je le dis, elle est absoute par le songe

 

Ô anges qui de nuit liez l’épaule

A l’ensemencement du blé funèbre

Donnez-moi seulement le blé de la parole

Que je le tende dans ma paume aux aigles forts

Ce blé mental formant leur nourriture

Il me permet de protéger ma proie

Ce cœur en moi qui est le fruit du songe

 

Et me voici l’enfant du même rêve

Un homme assis au milieu de ses chats

Qui pleure et son visage est sous la pluie

Car nulle Isis ne vient poser sa main

Sur son épaule et d’un pauvre tissu

Voiler la nudité qui lui est honte

 

Or qui est-il ? Quel est son nom parmi ses chats

Et chez les anges dont il est le serviteur ?

Eux désarmés devant le feu de sa souffrance

- Eperdument... Mais lui s’obstine à les prier

Contre le mur d’Isis, contre la pierre

De sa jambe éternelle

Tandis que les anges distraits suivent les fleuves

 

Sa femme est loin, épousée par les anges

Semblables à eux et fille de la mort

Sous la calcination advenue des jardins

Comme la chaux d’une maison d’enfance

Où ne vit plus que chèvre de personne

Gardant pour rien un olivier de vent

Qui de tout vent ne tient qu’une colombe

 

Cet homme est seul avec l’olive avec la chèvre

Et tous ses chats autour de lui sont endormis

Il crie il crie vers le brasier il crie

Vers la grand neige tombée fruit dans la mort

S’il tend la main il touche l’ombre du fruit

Mais il ne pourra le manger, sa bouche est feu

Et sa main n’est que flamme avec des ongles

 

VIII

Il lui faudra mourir

Il lui faudra apprendre l’alphabet de sa mort

Ses étoiles arides...

Il lui faudra partir sans arbre et sans l’Isis

Marchant sur ses genoux vers un non-lieu

Où il aura pour compagnon le chien silence

Et tout le sable et le sable du sable   

 

Il lui faudra mourir

Et ne l’accueilleront ni le peuple des pères

Ni sa mère aux cils brûlés dont l’œil est rouge

Qu’il avait crue contre son cœur une rivière

Une forêt de verdoiement sous des murmures

Bosquet de rossignols

Et la voici lampe noircie du soleil fort

 

Deuil ! deuil ! deuil ! Oh, sur cet homme

Que tombe la rosée de deuil et de matin

Dans le matin d’aucun matin de rosée froide

Mais seulement c’est l’olivier du vent

Mais seulement est cette lampe de démence

Qui se défait dans le sablonneux sable

.................................................................

 

Voici l’oiseau : il vient se poser au jardin

Et le voici, oiseau, effaré d’être

Qui s’en revient par la porte des brumes

Dans tout l’éclat de sa mélancolie

Car la rose, cela fut dit, est sans pourquoi

L’oiseau se dit : pourquoi la rose est-elle

La rose du pourquoi de non-pourquoi ?

- Et la réponse est fournie par le seul feu

 

La lune aussi est sans pourquoi, et pourquoi l’homme

Dans la barque la plus allégée de terre

Serait-il pris, très seul, sous griffe et sens

Quand tout autour n’est que géométrie

Comme une chambre de prison dans la mémoire

Et qui ne laisse que son signe dans l’esprit

Un peu de vent avec la femme qui fut ?

 

Ô bien-aimée ! Il y a cet homme de substance

Abandonné par la parole et par les fruits

Il est dans le dessèchement avec ses membres

Il attend ce qui va venir comme un cheval

Oublié dans le grand matin de la prairie

Et le voici devenu vieux et le voici

Cet homme assis dans la fatigue des membres

 

Ses mains s’en vont sans lui vers la brûlure

Pour caresser la femme inachevée

Entre elle et lui il y a l’épée des larmes

Femme elle va selon sa solitude

Comme l’étoile éblouie des prairies

D’où le cheval a disparu et seulement

Il y a il y a une rosée qui tombe

Il n’y a rien : la terre avec l’oubli

 

La Terre avec l’oubli

Editions des Moires, 1994

Du même auteur :

« Sur le plateau pierreux… » (17/07/2014)

Dormition de la neige (10/05/2021)

Longue feuille du cristal d’octobre (09/05/2022)

L’enfant de cendre (05/11/2022)

Jardin de l’Un (09/05/2023)

La nuit du cœur flambant (05/11/2023)

L’épée des larmes (09/05/2024)

Cécité du chanteur (05/11/2024) 

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