Salah Stétié (1929 - 2020) : La terre avec l’oubli
La terre avec l’oubli
I
Voici, rose de feu dans la brûlure,
Cela qui donne au feu sa nouaison
Quand l’eau est là, fille de la maison,
Et qu’elle veille avec le feu de la brûlure
Sur le toit et la longue palme des nuages
Allumée par le sang
Au-dessus de la rivière de l’oubli
Dans les plis et les replis de la rivière
Il y a la terre, la terre et un cheval
Perdu de bleu terrible
Et les collines de là-bas sont pleines d’anges
Qui doucement suivent leurs mains aveugles
Dans la stérilité créée, leurs ongles
Marqués du tranchant de la lune
Le paysage pourtant parle, et sont les tombes
Mélangées au grand désastre des nuages
Dans cela qui n’a plus de nom, mais seulement
Comme une bouche d’herbe
Qui dit le très peu qu’elle dit : cela est
Argile fraîche et flamme d’innocence
Protégeant contre les oiseaux le grain qui tremble
Ô blé donné ! Blé des amants dormeurs
Qui flambe avec leurs doigts et les cailloux
Formant le lit de leur amour semblable
Sur la rivière desséchée de l’oubli
Leurs membres devenus musique et disparus
Dans la lumière éparse de leurs corps
Qui est l’eau pure de leurs corps devenue songe
Et l’air et l’eau sont les enfants du songe
Ils se mélangent à l’esprit et ils dorment
Ensemble avec le signe de nos larmes
Qui sont les ombres des colombes déchirées
Passant et repassant sur nos visages
Comme les nœuds de la musique se dénouent
Comme les doigts des amants tressent le monde
Et les voici, amants, la douceur des bleuets
Malgré l’aiguille de leur sang dans le silence
Qui brille seule ainsi que lampe de la nuit
Admise à des lointains d’incandescence
Si beaux lointains que les voici qui flambent
Pour réveiller les forêts disparues
Et toute bête immaculée leur est naissance
Et toute bête immaculée sous l’arc
Est profonde, elle est absolue par l’esprit
Comme une étoile qui s’égare et se retrouve
Plus pure d’être et plus nue dans la neige
Pareille en soi à fille désirante
A la chute du jour
A la tombée de la rosée sur le monde
Elle écarte les jambes
Elle est la fille du rosier nocturne
Toute douleur toute douceur en elle
En elle est la chaude empreinte de l’épée
Dans la chaleur qu’elle est malgré la neige
Qui est décor de la présence dans le monde
Ô corps à jamais perdu sous bien des nuits
Porteur en toi d’un incendie d’étoile
Qui est splendeur mouillant l’enfant des fleuves
Laissant dans l’air la trace de son feu
Et la voici de son époux l’épouse
Tous deux étant l’être soudain du rire
Et la douceur étant leur ange dans le rire
Face à ces grappes que leurs fortes dents dévorent
A même leur double corps devenu vin
Qu’ils boivent et boivent dans la grappe du sein
Elle écarte les jambes
Sur la blondeur de sa géométrie
Blondeur de grand sommeil
Où l’homme avec ses mains s’avance en pur soleil
Noué et dénoué par ses vipères
Entre son cœur et ses entrailles vives
La femme étant n’étant que flèche et biche
Elle écarte les jambes
Et la nuit infinie l’éclaire avec le jour
Ensemble et le matin
Elle est la lampe du présent dans le futur
Et ce qu’elle est : biche de flèche et lampe
A la fin morte sous le poids de sa lumière
Comme une femme absolue par le sang
II
Voici la vie avec les chambres de ce monde
Et les palmiers qui souffrent dans le vent
Violons sont-ils dévorés de nuages
Et raccordés à la violence de l’esprit
Qui est le point de l’hommes à la fin pur
Dans la lumière qui retombe et fait la lune
Toute vipère étant soleil et fruit
Toute vipère étant soleil et mort
Sur cette tête de basalte qui s’en va
Soutenue par la fulguration du corps
Dans l’étroitesse étrange de son ombre
Qui va aussi vers le néant des ombres
Le corps étant le feu l’ombre de neige
A peine divisés par la colombe
Ma naïve colombe
Te voici contre mon cœur l’enfant des larmes
Si ingénue que doucement brûlante
Au cœur de la suspension du cœur
Cette blessure en nous cette colombe
Etablie dans la maison du rire
Où brûle en nous le lustre noir des larmes
III
Nous sommes ici dans un pays qui rêve
Et toute femme éblouie de rosée
Avec ses bras très nus, avec l’air
Avec la lampe, avec cela au ras de l’herbe
Et toute femme éblouie qui s’avance
- Quand l’eau est là, fille de la maison –
Son oeil en nous pleure une perle immense
Son œil en nous regarde aussi la mort
Eparpillée et les oiseaux dans l’arbre
La mort ! elle aussi regarde et elle voit
Et peut-être jamais ne nous voit-elle
Que seulement comme une rose froide
Tout invisible et tout visible ensemble
Substance de la nuit dans l’eau du monde
Or cette femme a dans ses cheveux la rose
Et son épaule sous ma bouche un peu de neige
Sa face étant voilée, son autre claire
Et la voici qui brûle en ses méandres
Et qui va seule entre les arbres de la vie
Ses doigts touchant les mille troncs de l’arbre
Son fils étant son cœur perdu de larmes
IV
Et l’homme est là, si vieux parmi ses chats
Et il pleure et rien ne le console
Ni le terrible orage en lui du songe
Ni la jeunesse de l’Isis de la lumière
Ni cette étoile de plein jour devenue fille
Et quelle étoile ? Il n’a jamais connu son nom
Ange, il veille au milieu de ses chats
A-t-il un nom lui-même ? Il est un songe
Il est l’enfant de plusieurs vies et d’une mère
Elle est sortie de la maison elle est rivière
Celle en qui tremblent les flambeaux de la maison
Plus pure es-tu que le plus pur en nous, ô mère
Ô jeune mère de cet homme à vieux genoux
Et qui supplie ta main et tes genoux
Car de ta main de sombre lierre il guette
Le noir rameau et les bienvenues branches
Par cette nuit de sel embrumée d’astres
Et tellement que la lumière tremble
Et reste vide ainsi que lampe sans maison
Interrogée et puis interrogeante
Elle répond à la question par la question
V
Cet homme est là et tous ses chats l’évitent
Car les voici les anges de sa mort
Ils ne l’entendent plus quand il menace
Face à l’épée de son silence et de sa peur
De ses deux mains il tient le mur et il soutient
De ses deux mains et de ses bras le songe
Ô deuil sur lui qui est l’enfant des morts !
Deuil sur cet homme et deuil, et deuil, et deuil
Sur tout cet homme avec son sexe de violence !
Il habita les chambres de ce monde
Et sa douleur fut grande d’habiter
Dans ce pays privé de ses rivières
Où toute l’étoile abandonnait ses champs
Pour le laisser à des rudesses d’ange
A la fin il dit : ange ! Il murmura
Le nom de l’ange de personne et s’endormit
Avec les fleuves, avec la femme nue
D’Isis qui fut sa mère et son enfant
Et de son enfant jamais ne fut et nul enfant
Jamais ne vint lire avec lui le livre
Qui n’est le livre de personne un peu de vent
VI
... Mais l’autre femme, elle est sa douleur dans l’esprit
Avec son beau visage et ses yeux sombres
La fonte de la neige ayant dissous l’épaule
Et ses deux mains et ses deux bras sont devenus
Ce dur torrent de la dévastation du cœur
Ce ventre aussi où fut une herbe de délire
N’est que détroit des tourbillons isthme du vent
Ô beau visage emporté par le torrent
Et rapporté par le torrent inverse
Dans toute nuit en insaisie brûlure
Où le visage est ce qui flambe et se défait
Dans l’herbe d’herbe où s’accouplent les anges
Et qui nous est masque de froid futur
Doublé de feu pour habiller nos ombres
Terre de feu à l’endroit de la femme
Où nous avons placé le coeur du cœur
Un peu de braise dans la paume des mains
Coquille où vient parfois dormir l’esprit
Pour s’éveiller comme un enfant du songe
A l’estuaire du désir et d’un grand fleuve
Qui flambe et qui reflambe dans la cendre
Et je salue la nudité de l’être
Si même il est parfois voilé de sang
Désir est-il dans la lumière songe
Si dévoilée qu’elle est la dévoilante
Et la plus nue qui n’est jamais la nue
La désirée qui n’est la désirante
Car elle garde sa peau sombre et elle refuse
De transformer l’entaille en transparence
Et nous tournons autour des cercles de sa pierre
Qui lui sont mur pour ses entrailles rayonnantes
Et nous frappons à toute porte de l’eau vive
Mais l’eau perdue en son destin obscur
Ne répond pas et seulement la vie
Nous est comme une lampe qui s’allume
Dans ce plein jour où nous allons voilés de cendre
Ma nuit ma biche à toi ici je pense
Dans ce non-lieu de la pensée où vif je suis
Et cependant peut-être mort le suis-je
Dénaturé par des bijoux de nuit
Face à la vie qui est songe de songe
Isis assise à sa table absolue
Et regardant souffrir d’épée le cerf
VII
Anges, mes ombres des collines, parlez pour moi
A cette épouse du silence de l’épée
Qui veille avec ses yeux enflammés d’arbres
Et son épée divise l’eau du feu
Son ombre est celle-là en qui le feu
S’épuise et crie qu’il a perdu le feu
Car, je le dis, elle est absoute par le songe
Ô anges qui de nuit liez l’épaule
A l’ensemencement du blé funèbre
Donnez-moi seulement le blé de la parole
Que je le tende dans ma paume aux aigles forts
Ce blé mental formant leur nourriture
Il me permet de protéger ma proie
Ce cœur en moi qui est le fruit du songe
Et me voici l’enfant du même rêve
Un homme assis au milieu de ses chats
Qui pleure et son visage est sous la pluie
Car nulle Isis ne vient poser sa main
Sur son épaule et d’un pauvre tissu
Voiler la nudité qui lui est honte
Or qui est-il ? Quel est son nom parmi ses chats
Et chez les anges dont il est le serviteur ?
Eux désarmés devant le feu de sa souffrance
- Eperdument... Mais lui s’obstine à les prier
Contre le mur d’Isis, contre la pierre
De sa jambe éternelle
Tandis que les anges distraits suivent les fleuves
Sa femme est loin, épousée par les anges
Semblables à eux et fille de la mort
Sous la calcination advenue des jardins
Comme la chaux d’une maison d’enfance
Où ne vit plus que chèvre de personne
Gardant pour rien un olivier de vent
Qui de tout vent ne tient qu’une colombe
Cet homme est seul avec l’olive avec la chèvre
Et tous ses chats autour de lui sont endormis
Il crie il crie vers le brasier il crie
Vers la grand neige tombée fruit dans la mort
S’il tend la main il touche l’ombre du fruit
Mais il ne pourra le manger, sa bouche est feu
Et sa main n’est que flamme avec des ongles
VIII
Il lui faudra mourir
Il lui faudra apprendre l’alphabet de sa mort
Ses étoiles arides...
Il lui faudra partir sans arbre et sans l’Isis
Marchant sur ses genoux vers un non-lieu
Où il aura pour compagnon le chien silence
Et tout le sable et le sable du sable
Il lui faudra mourir
Et ne l’accueilleront ni le peuple des pères
Ni sa mère aux cils brûlés dont l’œil est rouge
Qu’il avait crue contre son cœur une rivière
Une forêt de verdoiement sous des murmures
Bosquet de rossignols
Et la voici lampe noircie du soleil fort
Deuil ! deuil ! deuil ! Oh, sur cet homme
Que tombe la rosée de deuil et de matin
Dans le matin d’aucun matin de rosée froide
Mais seulement c’est l’olivier du vent
Mais seulement est cette lampe de démence
Qui se défait dans le sablonneux sable
.................................................................
Voici l’oiseau : il vient se poser au jardin
Et le voici, oiseau, effaré d’être
Qui s’en revient par la porte des brumes
Dans tout l’éclat de sa mélancolie
Car la rose, cela fut dit, est sans pourquoi
L’oiseau se dit : pourquoi la rose est-elle
La rose du pourquoi de non-pourquoi ?
- Et la réponse est fournie par le seul feu
La lune aussi est sans pourquoi, et pourquoi l’homme
Dans la barque la plus allégée de terre
Serait-il pris, très seul, sous griffe et sens
Quand tout autour n’est que géométrie
Comme une chambre de prison dans la mémoire
Et qui ne laisse que son signe dans l’esprit
Un peu de vent avec la femme qui fut ?
Ô bien-aimée ! Il y a cet homme de substance
Abandonné par la parole et par les fruits
Il est dans le dessèchement avec ses membres
Il attend ce qui va venir comme un cheval
Oublié dans le grand matin de la prairie
Et le voici devenu vieux et le voici
Cet homme assis dans la fatigue des membres
Ses mains s’en vont sans lui vers la brûlure
Pour caresser la femme inachevée
Entre elle et lui il y a l’épée des larmes
Femme elle va selon sa solitude
Comme l’étoile éblouie des prairies
D’où le cheval a disparu et seulement
Il y a il y a une rosée qui tombe
Il n’y a rien : la terre avec l’oubli
La Terre avec l’oubli
Editions des Moires, 1994
Du même auteur :
« Sur le plateau pierreux… » (17/07/2014)
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