Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Le retour de l’enfant prodigue
Le retour de l’enfant prodigue
(woï pour une kora)
A JACQUES MAGUILÊN SENGHOR,
MON NEVEU.
I
Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte haute d’honneur.
Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père.
Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et l’inquiétude de toutes les
routes d’Europe
Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de vagues de mille passions
dans ma tête.
Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars.
II
Je récuse mon sang en la tête vide d’idées, en ce ventre qu’ont déserté les
muscles du courage.
Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère
de rêve jadis
Nu sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front.
Et perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle cette villa branlante, dont
fenêtres et habitants sont minés des termites.
Et mon cœur de nouveau sous la haute demeure qu’a édifiée l’orgueil de
l’Homme
Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement il a couché sa longue
généalogie.
Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or
rouge de sa langue.
III
Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant
Comme la plaine en saison sèche qui tremble de son vide
Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ?
Et tout un peuple se nourrissait de son ombre sur la terrasse circulaire
Et toute une maison avec ses palefreniers, bergers domestiques et artisans
Sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux grands
jours de feu et de sang.
Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs
et par les lions des bombes aux bonds puissants ?
IV
Et mon cœur de nouveau sur les marches de la haute demeure.
Je m’allonge à terre à vos pieds, dans la poussière de mes respects
A vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la grand-salle de tous vos
masques qui défient le Temps.
Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds où colle la boue de la
Civilisation.
L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les
nattes de silence.
Paix paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant prodigue.
V
Toi entre tous Eléphant de Mbissel, qui paraît d’amitié ton poète dyâli
Et il partageait avec toi les plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres
Et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine, maîtres du mil maîtres des
palmes
Des rois de Sine qui avaient planté à Diakhâw la force droite de leur lance.
Et parmi tous, ce Mbogou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des
libations de larmes à son départ
Pluie pure de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les
vagues des guerriers morts.
VI
Eléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes
Ancêtres ma prière pieuse.
Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis !
Les marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues où pousse la
forêt des cheminées
- Ils ont acheté leur noblesse et les entrailles de leur mère étaient noires
Les marchands et banquiers m’ont proscrit de la Nation.
Sur l’honneur de mes armes, ils ont fait graver « Mercenaire »
Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous
Pour bercer la fumée de mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue.
Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main
de plomb avait frappé la France.
Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis !
Vous qui avez permis mépris et moqueries, les offenses polies les allusions
discrètes
E les interdictions et les ségrégations.
Et puis vous avez arraché de ce cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au
pouls du monde.
Soyez bénis, qui n‘avez pas permis que la haine gravelât ce cœur d’homme.
Vous savez que j’ai lié amitié avec les princes proscrits de l’esprit, avec les
princes de la forme
Que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable armée des travailleurs
et des sans-travail
Que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux
bleus.
VII
Eléphant de Mbissel, j’applaudis au vide des magasins autour de la haute
demeure.
J’éclate en applaudissements ! Vive la faillite du commerçant !
J’applaudis à ce bras de mer déserté des ailes blanches
- Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix
les vaches marines !
Je brûle le seco, la pyramide d’arachides dominant le pays
Et le warf dur, cette volonté implacable sur la mer
Mais lors je ressuscite la rumeur des troupeaux dans les hennissements et les
mugissements
La rumeur que module au soir le clair de lune de la flûte et des conques
Je ressuscite la théorie des servantes sur la rosée
Et les grandes calebasses de lait, calmes sur le rythme des hanches balancées
Je resuscite la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil et du
riz
Dans la scintillation des glaces, dans le tintement des visages et des cloches
d’argent.
Je ressuscite mes vertus terriennes !
VIII
Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse.
Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou
Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion – c’est un raz de
marée à la conquête d’un continent.
Souffle sur moi la sagesse des Keïta.
Donne-moi le courage du Gweltar et ceins me reins de force comme d’un
tyédo.
Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il le faut dans
l’odeur de la poudre et du canon.
Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même
peuple.
Fais de moi ton Maître de Langue, mais non, nomme-moi son ambassadeur.
IX
Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l‘Enfant prodigue !
Je veux revoir le gynécée de droite, j’y jouais avec les colombes et avec mes
frères les fils du Lion.
Ah ! de nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance
Ah ! bordent de nouveau mon sommeil les si chères mains noires
Et de nouveau le blanc sourire de ma mère.
Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade
Dans le regret du Pays noir.
Chants d’ombre
Editions du Seuil, 1945
Du même auteur :
Prière pour la paix (13/07/2014)
L’Absente (13/0720/15)
Ndessé (13/07/2016)
Elégie des eaux (13/07/2017)
Chant du printemps (13/07/2018)
Chants d'ombre I (13/07/2019)
Chants pour Signare (13/07/2020)
Chants d'ombre II (13/07/2022)
Elégie de minuit13/07/2023)
Elégie des saudades (13/07/2024)