Paul Eluard (1895 – 1952) : La lumière éteinte
La lumière éteinte
quand, par hasard, je ne choisis pas le petit cheval vert et le petit homme rouge, les deux plus
familièreset brutales de mes créatures hypnotiques, je me sers inévitablement de mes autres
représentations pour compliquer, illuminer et mêler à mon sommeil mes dernières illusions
de jeunesse et mes aspirations sentimentales.
Un matin de sureau
Elle est restée dans ce champ
Qu’a-t-elle- laissé d’elle en s’en allant
Tout ce que j’ai voulu
Et d’abord une armure choisie dans les décombres
De la plus ciselée des aubes
Une armure sous un arbre
Un bel arbre
Ses branches sont des ruisseaux
Sous les feuilles
Ils boivent aux sources du soleil
Leurs poissons chantent comme des perles
Un bel arbre les jours d’ennui
Est un appareil visionnaire
Comme un autre
Par cet arbre de tous les jours
Je suis le maître de mes quatre volontés
Puis une femme au col de roses rouges
De roses rouges qu’on ouvre comme des coquillages
Qu’on brise comme des œufs
Qu’on brûle comme de l’alcool
Toujours sous l’arbre
Comme un aimant irrésistible
Désespérant
La flamme traquée par la sève
Tantôt fragile tantôt puissante
Ma bienfaitrice de talent
Et son délire
Et son amour à mes pieds
Et les nacelles de ses yeux dont je ne tomberai pas
Ma bienfaitrice souriante
Belle limpide sous sa cuirasse
Ignorante du fer de l’arbre et des roses rouges
Moulant tous mes désirs
Elle rêve
De qui rêve -t-elle
De moi
Dans les draps de ses yeux qui rêve
Moi
Ses mains sont vives
De vraies mains de sarcleuse
Tissées d’épées
Rompues à force d’indiquer l’heure matinale sempiternelle atroce du travail
Des mains à tenir amoureusement un bouquet de roses rouges sans épines
Et ce galop de buffles
Mas quatre volontés
Cette femme au soleil
Cette forêt qui éclate
Ce front qui se déride
Cette apparition au corsage brodé d’épaves
De mille épaves sur des vagues de poussière
De mille oiseaux muets dans la nuit d’un arbre
Il ferait beau penser à d’autres fêtes
Même les parades déshabillées défigurées ensanglantées par des grimaces de masques
atteignent malgré tout à une sérénité condamnable
Et quel passant hors jeu juste au carrefour d’un sourire de politesse ne s’arrêterait pas
pour saluer d’un éclair de la main le ventre impoli du printemps
Un panier de linges à la volée se calme tendrement
Sa blanche corolle s’incline vers ses genoux brisés
Aucune roture de couleur n’a barre sur lui
Et par la déchirure d’une dentelle
Il disparaît
Sur une route de chair
Boire
Un grand bol de sommeil noir
Jusqu’à la dernière goutte.
Le Surréalisme au service de la révolution, N° 5
Editions des Cahiers Libres, Mai 1933
Du même auteur :
l’Aventure (19/05/2014)
Nuits partagées (19/05/2015)
La mort, l'amour, la vie (19/05/2016)
Novembre 1936 (19/05/2017)
« Je te l’ai dit pour les nuages… » (19/05/2018)
A perte de vue dans le sens de mon corps (19/05/2019)
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