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Le bar à poèmes
19 mai 2024

Paul Eluard (1895 – 1952) : Marines

 

Photo de Man Ray

 

Marines

à Alberto Giacometti

 

I

Je me suis pris à caresser

La mer qui hume les orages

II

Ma bouche au ras des flots buveuse de paroles

Prenant l'or au soleil sur un chemin d'or chaud

 

Comme foule pressée entraînée exaltée

Les vagues les étés dans cet arbre ajouré

Dans cet arbre accessible aux couleurs et aux hommes

Leur azur leur ciel pur le mélange des eaux

Leur dentelle et la flamme du matin désert

Deux vallées trois sommets s'unissent font la chaîne

L'océan qui me mène a le destin du ciel

Et la vague initiale amenuise un nuage.

III

Miroir ouvert sur ces oiseaux uniques

Qui tremblent d'aise à chaque goutte d'eau.

IV

L'herbe grande d'océan

Sur les sables assoupis

 

La fleur de fille marine

Les astres vierges en fête

 

Midi blanc dans les fonds noirs

Et dans le filet l'hiver

 

L'injure jetée au vent

À la vague du tombeau.

V

Tout au plus un navire

Tout au plus un navire à demi englouti

Comme un poignard dans sa blessure

Connaît encore l'ombre

 

Tout au plus un radeau

La mort simple

Et la mer est plus vide qu'un ivrogne pauvre.

VI

Dernière vague ivresse de vieillard

Les solubles coteaux et la lune risible

N'ont trouvé dans mon cœur qu'un espace restreint

Et la mer dans le ciel n'est qu'une goutte d'eau.

 

VII

C’est la pierre pâle au front des plus forts

Sous la terre humide et les feuilles mortes

 

Tous feux éteints dans les régions de l’ignorance

 

Sous les ongles de la rouille

 

Nous ne savons rien de la terre

L’homme n’a pas besoin de nous

Son ciel n’est plus le nôtre

 

Tout nous paraît immobile

L’œil et le cœur de nos semblables

La lumière et ses géants

La profondeur et ses nains

La mort sans corps capitale

 

Le scandale de la tempête

Sauvés que notre poids s’élève

Comme la source à son premier éclair

Que notre forme soit sereine

 

La nuit se baigne dans les puits

 

Le risque de mourir s’annule

Comme deux dés chiffrés zéro

Une mousse de bluets

A blanchi jusqu’à la corde

La grand’voile de couleur.

 

 

Revue « Transfusion du verbe, 23 Décembre 1941 »

Editions de La Main à plume, 1941

Du même auteur :

l’Aventure (19/05/2014) 

Nuits partagées (19/05/2015)

La mort, l'amour, la vie (19/05/2016)

Novembre 1936 (19/05/2017)

« Je te l’ai dit pour les nuages… » (19/05/2018)

A perte de vue dans le sens de mon corps (19/05/2019)

L’Unique (19/05/2020)

La lumière éteinte (19/05/2021)

Au cœur de mon amour (19/05/2022)

L’extase (19/05/2023)

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