Saint-John-Perse (1887 – 1975) : Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif /Berceuse
RECITATION A L’ELOGE D’UNE REINE
I
« Haut asile des graisses vers qui cheminent les désirs
d’un peuple de guerriers muets avaleurs de salive,
ô Reine ! romps la coque de tes yeux, annonce
en ton épaule qu’elle vit !
ô Reine ! romps la coque de tes yeux, sois-nous propice, accueille
un fier désir, ô Reine ! comme un jeu sous l’huile, de nous baigner nus
devant Toi,
jeunes hommes ! »
*
- Mais qui saurait par où faire entrée dans Son cœur ?
II
« J’ai dit, ne comptant point ses titres sur mes doigts :
Ô Reine sous le roucou ! grand corps couleur d’écorce, ô corps comme une
table de sacrifices ! et table de ma loi !
Ainée ! ô plus Paisible qu’un dos de fleuve, nous louons
qu’un crin splendide et fauve orne ton flanc caché,
dont l’ambassadeur rêve qui se met en chemin
dans sa plus belle robe ! »
*
- Mais qui saurait par où faire entrée dans Son cœur ?
III
« J’ai dit en outre, menant mes yeux comme deux chiennes bien douées :
Ô bien-Assise, ô Lourde ! tes mains pacifiques et larges
sont comme un faix puissant de palmes sur l’aise de tes jambes,
ici et là, où brille et tourne
le bouclier luisant de tes genoux ; et nul fruit à ce ventre infécond scellé du
haut nombril ne veut pendre, sinon,
par on ne sait quel pédoncule,
nos têtes ! »
*
- Mais qui saurait par où faire entrée dans Son cœur ?
IV
« Et dit encore, menant mes yeux comme de jeunes hommes à l’écart :
... Reine parfaitement grasse, soulève
cette jambe de sur cette autre ; et par là faisant don du parfum de ton corps,
ô Affable ! ô Tiède, ô un-peu-Humide, et Douce,
il est dit que tu nous
dévêtiras d’un souvenir cuisant des champs de poivriers et des grèves où
croît l’arbre-à-cendre et des gousses nubiles et des bêtes à poche
musquée ! »
*
- Mais qui saurait par où faire entrée dans Son cœur ?
V
« Ha Nécessaire ! et Seule !... il se peut qu’aux trois plis de ce ventre réside
toute sécurité de ton royaume :
sois immobile et sûre, sois la haie de nos transes nocturnes !
La sapotille choit dans une odeur d’encens ; Celui qui bouge entre les
feuilles, le Soleil
a des fleurs et de l’or pour ton épaule bien lavée
et la Lune qui gouverne les marées est la même qui commande, ô Légale !
au rite orgueilleux de tes menstrues ! »
*
- Mais qui saurait par où faire entrée dans Son cœur ?
HISTOIRE DU REGENT
Tu as vaincu ! Tu as vaincu ! Que le sang était beau, et la main
qui du pouce et du doigt essuyait une lame !...
C’était
il y a des lunes. Et nous avions eu chaud. Il me souvient des femmes qui
fuyaient avec des cages d’oiseaux verts ; des infirmes qui raillaient ; et des
paisibles culbutés au plus grand lac de ce pays... ; du prophète qui courait
derrière les palissades, sur une chamelle borgne...
Et tout un soir, autour des feux, on fit ranger les plus habiles de ceux-là
qui sur la flûte et le triangle savent tenir un chant.
Et les buchers croulaient chargés de fruit humain. Et les Rois couchaient nus
dans l’odeur de la mort. Et quand l’ardeur eut délaissé les cendres fraternelles,
nous avons recueilli les os blancs que voilà,
baignant dans le vin pur.
CHANSON DU PRESOMPTIF
J’honore les vivants, j’ai face parmi vous.
Et l’un parle à ma droite dans le bruit de son âme
et l’autre monte les vaisseaux,
le Cavalier s’appuie de sa lance pour boire.
(Tirez à l’ombre, sur son seuil, la chaise peinte du vieillard.)
*
J’honore les vivants, j’ai grâce parmi vous.
Dites aux femmes qu’elles nourrissent,
qu’elles nourrissent sur la terre ce filet mince de fumée...
Et l’homme marche dans les songes et s’achemine vers la mer
et la fumée s’élève au bout des promontoires.
*
J’honore les vivants, j’ai hâte parmi vous.
Chiens, ho ! mes chiens, nous vous sifflons...
Et la maison chargée d’honneurs et l’année jaune entre ses feuilles
sont peu de choses au coeur de l’homme s’il y songe :
tous les chemins du monde nous mangent dans la main !
(La gloire des rois)
Berceuse
Première Née – temps de l’oriole,
Première Née – le mil en fleurs,
Et tant de flûtes aux cuisines...
Mais le chagrin au cœur des Grands
Qui n’ont que filles à leur arc.
S’assembleront les gens de guerre,
Et tant de sciences aux terrasses...
Première Née, chagrin du peuple,
Les dieux murmurent aux citernes,
Se taisent les femmes aux cuisines.
Gênaient les prêtres et leurs filles,
Gênaient les gens de chancellerie
Et les calculs de l’astronome :
« Dérangerez-vous l’ordre et le rang ? »
Telle est l’erreur à corriger.
Du lait de Reine tôt sevrée,
Au lait d’euphorbe tôt vouée,
Ne ferez plus la moue des Grands
Sur le miel et sur le mil,
Sur la sébile des vivants...
L’ânier pleurait sous les lambris,
Oriole en main, cigale en l’autre :
« Mes jolies cages, mes jolies cages,
Et l’eau de neige de mes outres,
Ah ! pour qui donc, fille des Grands ? »
Puis embaumée, fut lavée d’or,
Mise au tombeau dans les pierres noires :
En lieu d’agaves, de beau temps,
Avec ses cages à grillons
Et le soleil d’ennui des Rois.
S’en fut l’ânier, s’en vint le Roi !
« Qu’on peigne la chambre d’un ton vif
Et la fleur mâle au front des Reines... »
J’ai fait ce rêve, dit l’oriole,
D’un cent des reines en bas âge.
Pleurez l’ânier, chantez, l’oriole,
Les filles closes dans les jarres
Comme cigales dans le miel,
Les flûtes mortes aux cuisines
Et tant de sciences aux terrasses.
*
N’avait qu’un songe et qu’un chevreau
- Fille et chevreau de même lait –
N’avait l’amour que d’une Vieille.
Ses caleçons d’or furent au Clergé,
Ses guimpes blanches à la Vieille...
Très vielle femme de balcon
Sur sa berceuse de rotin,
Et qui mourra de grand beau temps
Dans le faubourg d’argile verte...
« Chantez, ô Rois, les fils à naître ! »
Aux salles blanches comme semoule
Le Scribe range ses pains de terre.
L’ordre reprend dans les grands Livres.
Pour l’oriole et le chevreau,
Voyez le maître des cuisines.
Oeuvre poétique
Edition Gallimard, 1960
Du même auteur :
« Telle est l’instance extrême… » (03/01/2014)
« Et vous, Mers… » (04/01/2016)
Images à Crusoé (04/01/2017)
Oiseaux (04/01/2018)
Pour fêter une enfance (04/01/2019)
Eloges (04/01/2020)
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