Saint–John–Perse (1887 – 1975) : Anabase (X)
Photo : Gisèle Freund
Anabase
X
Fais choix d’un grand chapeau dont on séduit le bord. L’œil recule d’un
siècle aux provinces de l’âme. Par la porte de la craie vive on voit les choses de
la plaine : choses vivantes, ô choses
excellentes !
des sacrifices de poulains sur les tombes d’enfants, des purifications de
veuves dans les roses et des rassemblements d’oiseaux verts dans les cours en
l’honneur des vieillards ;
beaucoup de choses sur la terre à entendre et à voir, choses vivantes parmi
nous !
des célébrations de fêtes en plein air pour les anniversaires de grands arbres
et des cérémonies publiques en l’honneur d’une mare : des dédicaces de pierres
noires, parfaitement rondes, des inventions de sources en lieux morts, des
consécrations d’étoffes, à bout de perches, aux approches des cols, et des
acclamations violentes, sous les murs, pour des mutilations d’adultes au soleil,
pour des publications de linges d’épousailles!
bien d’autres choses encore à hauteur de nos tempes : les pansements de
bêtes aux faubourgs, les mouvements de foules au-devant des tondeurs, des
puisatiers et des hongreurs ; les spéculations au souffle des moissons et la
ventilation d’herbages, à bout de fourches, sur les toits ; les constructions
d’enceintes de terre cuite et rose, de sécheries de viandes en terrasses, de
galeries pour les prêtres, de capitaineries ; les cours immenses du vétérinaire ;
les corvées d’entretien de routes muletières, de chemins en lacets dans les
gorges ; les fondations d’hospices en lieux vagues ; les écritures à l’arrivée
des caravanes et les licenciements d’escortes aux quartiers de changeurs ; les
popularités naissantes sous l’auvent, devant les cuves à friture ; les
protestations de titres de créance ; les destructions de bêtes albinos, de vers
blancs sous la terre, les feux de ronces et d’épines aux lieux souillés de mort,
la fabrication d’un beau pain d’orge et de sésame ; ou bien d’épeautre ; et la
fumée des hommes en tout lieu...
ha ! toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons : mangeurs
d’insectes, de fruits d’eau ; porteurs d’emplâtres, de richesses ! l’agriculteur
et l’adalingue, l’acuponcteur et le saunier ; le péager, le forgeron ; marchands
de sucre, de cannelle, de coupes à boire en métal blanc et de lampes de corne ;
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mais par-dessus les actions des hommes sur la terre, beaucoup de signes en
voyage, beaucoup de graines en voyage, et sous l’azyme du beau temps, dans
un grand souffle de la terre, toute la plume des moissons !...
jusqu’à l’heure du soir où l’étoile femelle, chose pure et gagée dans les
hauteurs du ciel...
Terre arable du songe ! qui parle de bâtir ? – J’ai vu la terre distribuée en de
vastes espaces et ma pensée n’est point distraite du navigateur.
CHANSON
Mon cheval arrêté sous l’arbre plein de tourterelles, je siffle un sifflement si
pur, qu’il n’est promesses à leurs rives que tiennent tous ces fleuves.(Feuilles
vivantes au matin sont à l’image de la gloire)...
*
Et ce n’est point qu’un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et
se tenant avec prudence dans le commerce d’un vieil arbre, appuyé du menton
à la dernière étoile, il voit du fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui
tournent au plaisir...
*
Mon cheval arrêté sous l’arbre qui roucoule, je siffle un sifflement plus
pur... Et paix à ceux, s’ils vont mourir, qui n’ont point vu ce jour. Mais de mon
frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et
quelques-uns en eurent connaissance...
Anabase
Editions Gallimard, 1924
Du même auteur :
« Telle est l’instance extrême… » (03/01/2014)
« Et vous, Mers… » (04/01/2016)
Images à Crusoé (04/01/2017)
Oiseaux (04/01/2018)
Pour fêter une enfance (04/01/2019)
Eloges (04/01/2020)
Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif / Berceuse (04/01/2021)
Amitié du Prince (04/01/2022)
Exil (04/01/2023)
Anabase (I-VI) (04/01/2024)
Anabase (VII - IX) (04/01/2025)