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Le bar à poèmes
4 janvier 2025

Saint–John–Perse (1887 – 1975) : Anabase (VII - IX)

Anabase

VII

 

     Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice...

 

     L’Eté plus vaste que l’Empire suspend aux tables de l’espace plusieurs

étages de climats. La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise

pâle sous les cendres.

-   Couleurs de soufre, de miel, couleur de choses immortelles, toute la terre

aux herbes s’allumant aux pailles de l’autre hiver – et de l’éponge verte d’un

seul arbre le ciel tire son suc violet.

-   Un lieu de pierres à mica ! Pas une graine pure dans les barbes du vent. Et

la lumière comme une huile.

-   De la fissure des paupières au fil des cimes m’unissant, je sais la pierre

tâchée d’ouïes, les essaims du silence aux ruches de lumière ; et mon cœur

prend souci d’une famille d’acridiens...

 

     Chamelles douces sous la tonte, cousues de mauves cicatrices, que les

collines s’acheminent sous les données du ciel agraire – qu’elles cheminent

en silence sur les incandescences pâles de la plaine ; et s’agenouillent à la fin,

dans la fumée des songes, là où les peuples s’abolissent aux poudres mortes de

la terre.

     Ce sont de grandes lignes calmes qui s’en vont à des bleuissements de

vignes improbables. La terr en plus d’un point mûrit les violettes de l’orage ; et

ces fumées de sable qui s’élèvent au lieu des fleuves morts, comme des pans de

siècles en voyage...

     A vois plus basse pour les morts, à voix plus basse dans le jour. Tant de

douceur au cœur de l’homme, se peut-il qu’elle faille à trouver sa mesure ?...

« Je vois parle mon âme ! – mon âme toute enténébrée d’un parfum de

cheval ! » Et quelques grands oiseaux de terre, naviguant en Ouest, sont de

bons mimes de nos oiseaux de mer.

     A l’Orient du ciel si pâle, comme un lieu sain scellé des linges de l’aveugle,

des nuées calmes se disposent, où tournent les cancers du camphre et de la

corne... Fumées qu’un souffle nous dispute ! la terre toute attente en ses barbes

d’insectes, la terre enfante des merveilles !...

 

     Et à midi, quand l’arbre jujubier fait éclater l’assise des tombeaux, l’homme

clôt ses paupières et rafraîchit sa nuque dans les âges... Cavaleries du songe au

lieu des poudres mortes, ô routes vaines qu’échevèle un souffle jusqu’à nous !

où trouver, où trouver les guerriers qui garderont les fleuves dans leur noces ?

     Au bruit des grandes eaux en marche sur la terre, tout le sel de la terre

tressaille dans les songes. Et soudain, ah, soudain que nous veulent ces voix ?

Levez un peuple de miroirs sur l’ossuaire des fleuves, qu’ils interjettent appel

dans la nuit des siècles ! Levez des pierres à ma gloire, levez des pierres au

silence, et à la garde de ces lieux les cavaleries de bronze vert sur de vastes

chaussées !... »

 

     (L’ombre d’un grand oiseau me passe sur la face.)

 

VIII

     Lois sur la vente des juments. Lois errantes. Et nous-mêmes. (Couleur

d’hommes.)

     Nos compagnons ces hautes trombes en voyage, clepsydres en marche sur

la terre,

     et les averses solennelles, d’une substance merveilleuse, tissées de poudres

et d’insectes, qui poursuivaient nos peuples dans les sables comme l’impôt de

capitation.

     (A la mesure de nos cœurs fut tant d’absence consommée !)

 

*

     Non que l’étape fût stérile : au pas des bêtes sans alliances (nos chevaux

purs aux yeux d’ainés), beaucoup de choses entreprises sur les ténèbres de

l’esprit – beaucoup de choses à loisir sur les frontières de l’esprit – grandes

histoires séleucides au sifflement des frondes et la terre livrée aux

explications...

 

     Autre chose : ces ombres – les prévarications du ciel contre la terre...

     Cavaliers au travers de telles familles humaines, où les haines parfois

chantaient comme des mésanges, lèverons-nous le fouet sur les mots hongres

du bonheur ? – Homme, pèse ton poids calculé en froment. Un pays-ci n’est

point le mien. Que m’a donné le monde que ce mouvement d’herbes ?...

 

*

     Jusqu’au lieu dit de l’Arbre Sec :

     et l’éclair famélique m’assigne ces provinces en Ouest.

     Mais au-delà sont les plus grands loisirs, et dans un grand

     pays d’herbages sans mémoire, l’année sans liens et sans anniversaires,

assaisonnée d’aurores et de feux. (Sacrifice au matin d’un cœur de mouton

noir.)

 

*

     Chemins du monde, l’un vous suit. Autorité sur tous les signes de la terre.

     Ö voyageur dans le vent jaune, goût de l’âme !... et la graine, dis-tu,  du

cocculus indien possède, qu’on le broie ! des vertus enivrantes.

 

*

     Un grand principe de violence commandait à nos mœurs

 

IX

     Depuis un si long temps que nous allions en Ouest, que savions-nous des

choses

     périssables ?... Et soudain à nos pieds les premières fumées.

 

     - Jeunes femmes ! Et la nature d’un pays s’en trouve toute parfumée :

 

*

     « ... Je t’annonce les temps d’une grande chaleur et les veuves criardes sur

la disparition des morts.

     Ceux qui vieillissent dans l’usage et le soin du silence, assis sur les

hauteurs, considèrent les sables

     et la célébrité du jour sur les rades foraines ;

     mais le plaisir au flanc des femmes se compose, er dans nos corps de

femmes il y a comme un ferment de raisin noir, et de répit avec nous-mêmes

il n’en est point.

 

      « ... Je t’annonce les temps d’une grande faveur et la félicité des feuilles

dans nos songes.

     Ceux qui savent les sources sont avec nous dans cet exil ; ceux qui savent

les sources nous diront-ils au soir

     sous quelles mains pressant la vigne de nos flancs

     nos corps s’emplissent d’une salive ? (Et la femme s’est couchée avec

l’homme dans l’herbe ; elle se lève, met ordre aux lignes de son corps, et le

criquet s’envole sur son aile bleue.)

 

     « ... Je t’annonce les temps d’une grande chaleur, et pareillement la nuit,

sous l’aboiement des chiens, trait son plaisir au flanc des femmes.

     Mais l’Etranger vit sous sa tente, honoré de laitages, de fruits. On lui

apporte de l’eau fraîche

     pour y laver sa bouche, son visage et son sexe.

     On lui mène à la nuit de grandes femmes bréhaignes (ha ! plus nocturnes

dans le jour !). Et peut-être aussi de moi tirera-t-il son plaisir. (Je ne sais

quelles sont ses façons d’être avec les femmes.)

 

     « ... Je t’annonce les temps d’une grande faveur et la félicité des sources

dans nos songes.

     Ouvre ma bouche dans la lumière, ainsi qu’un lieu de miel entre les roches,

et si l’on trouve faute en moi, que je sois congédiée ! sinon,

     que j’aille sous la tente, que j’aille nue, près de la cruche, sous la tente,

     et compagnon de l’angle du tombeau, tu me verras longtemps muette sous

l’arbre-fille de mes veines... Un lit d’instances sous la tente, l’étoile verte dans

la cruche, et que je sois sous ta puissance ! nulle servante sous la tente que la

cruche d’eau fraîche ! (Je sais sortir avant le jour sans éveiller l’étoile verte, le

criquet sur le seuil et l’aboiement des chiens de toute la terre.)

     « ... Je t’annonce les temps d’une grande faveur et la félicité du soir sur nos

paupières périssables... 

 

     mais pour l’instant encore, c’est le jour... »

 

*

     ... et debout sur la tranche éclatante du jour, au seuil d’un grand pays plus

chaste que la mort,

     les filles urinaient en écartant la toile peinte de leur robe.

 

 

 

 

Anabase

Editions Gallimard, 1924

Du même auteur :

« Telle est l’instance extrême… »   (03/01/2014)

« Et vous, Mers… » (04/01/2016)

Images à Crusoé (04/01/2017)

Oiseaux (04/01/2018)

Pour fêter une enfance (04/01/2019)

Eloges (04/01/2020)

Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif / Berceuse (04/01/2021)

Amitié du Prince (04/01/2022)

Exil (04/01/2023)

Anabase (I-VI) (04/01/2024)

 

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