Czesław Miłosz (1911 – 2004) : Capri
Capri
Je suis un enfant qui célèbre sa première
communion à Wilno et plus tard qui boit du chocolat distribué
par des dames patronnesses bigotes.
Je suis un vieil homme qui se souvient de cette matinée
de juin : l’ivresse des objets immaculés,
des nappes blanches et du soleil,
du vase au bouquet de pivoines.
Qu’as-tu fait, qu’as-tu fait de ta vie ? (*) - des voix appellent
en des langues différentes recueillies au cours de voyages
sur les deux continents. Qu’as-tu fait de ta vie,
qu’as-tu fait ?
Lentement, avec précaution, maintenant que mon destin s’est accompli,
je pénètre dans les images du temps passé,
De mon siècle où, et dans aucun autre, on m’a ordonné
de naître, de travailler et de laisser une trace.
Ces dames patronnesses existaient bien pourtant, et si je revenais là-bas,
le même homme, mais avec une autre conscience, je regarderais fixement,
en voulant tous les saisir, ces visages en train de disparaître.
Et aussi les cabriolets et les croupes des chevaux dans la lumière d’un éclair,
ou la pulsation des lueurs de l’artillerie lointaine.
Des cabanes primitives, de la fumée tourbillonnante sur leurs toits et de larges
routes de sable dans les forêts de pins.
Des pays et des villes qui devront rester sans nom, car à qui
expliquerais-je pourquoi et combien de fois on a changé leurs drapeaux
et leurs emblèmes ?
Nous recevrons l’appel très tôt, mais il reste
incompréhensible et ce n’est pas tout de suite que l’on voit
à quel point nous avons été obéissants.
La rivière s’écoule comme autrefois le long de l’église
Saint-Jacques, et je suis là, avec ma bêtise
qui me fait honte, bien que si j’eusse été plus malin,
de toute manière cela n’aurait servi à rien.
Je sais maintenant que la bêtise est nécessaire à tous les projets
afin qu’ils se réalisent d’une manière tordue et incomplète.
Et cette rivière avec ses décharges, avec ses débuts
de contamination, s’écoule à travers ma jeunesse en m’avertissant
qu’il ne faut pas avoir la nostalgie d’un lieu idéal sur terre.
Et pourtant là, près de cette rivière, j’ai connu un bonheur parfait,
une extase hors de toute pensée et de tout souci
et qui dure jusqu’à aujourd’hui dans mon corps.
Tout comme le bonheur près de la petite rivière de mon enfance
dans le parc où les chênes et les tilleuls ont dû être coupés
de par la volonté de vainqueurs barbares.
Je vous bénis, rivières, je prononce vos noms
comme les prononçait ma mère, avec respect et tendresse.
Qui osera dire : j’ai été appelé et c’est pour cela
que la Toute-Puissance m’a protégé des balles labourant le sable près de moi
ou esquissant des dessins sur le mur près de ma tête ?
De l’arrestation somnolente jusqu’à l’explication, qui se termine
par un voyage dans un wagon à bestiaux, là d’où personne ne revient vivant ?
De l’obéissance à l’ordre de s’enregistrer sur la liste,
quand les désobéissants ont été sauvés ?
Oui, mais parmi ceux-là, est-ce que chacun ne priait pas son Dieu
en suppliant : Sauve-moi !
Et le soleil se levait au-dessus des camps de torture, et jusqu’à aujourd’hui,
c’est avec leurs yeux que je le regarde se lever.
J’aurais bientôt quatre-vingt ans, je vole de San Francisco
A Francfort et à Rome, passager qui autrefois voyageait
pendant trois jours avec une carriole de Szetejny à Wilno
Je vole sur Lufthansa, quelle hôtesse gentille, ils sont
si civilisés que ce serait un manque de tact que de se rappeler qui ils furent.
A Capri une humanité joyeuse et festoyante m’invite
à partager la fête du renouveau éternel.
Les épaules dénudées des femmes, la main guidant l’archet
au milieu des habits de soirée, les lumières et les flashs ouvrent
pour moi un moment de complicité avec la frivolité de note espèce.
La foi dans le Ciel et l’Enfer, les labyrinthes de la philosophie, la mortification
du corps par les jeûnes ne leur sont pas nécessaires.
Pourtant ils ont peur du signe qui approche inexorablement :
une tumeur au sein, du sang dans les urines, une tension trop élevée.
Alors ils savent avec certitude que nous sommes tous appelés,
et chacun médite sur le caractère extraordinaire de son destin privé.
Alors ils savent avec certitude que nous sommes tous appelés,
et chacun médite sur le caractère extraordinaire de son destin privé.
Préparé à la sentence, je m’en vais avec mon époque
qui va me compter parmi ses fantômes.
Si j’ai accompli quelque chose, c’est seulement, garçon pieux, en poursuivant
sous ses déguisements la Réalité perdue.
La présence réelle de la Divinité dans notre corps, dans notre sang
qui sont en même temps le pain et le vin.
L’appel du Particulier grandissant malgré
la loi terrestre de l’annihilation de la mémoire.
1994
(*) En français dans le texte
Traduit du polonais par Jacques Donguy et Michel Małowski
in, « Revue Europe, N° 902-903, Juin-Juillet 2004 »
Du même auteur :
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