Alicia Suskin Ostriker (1937 -) : Huitième et treizième / The Eighth and Thirteenth
Huitième et Treizième
La Huitième de Chostakovitch,
Mise en musique du comble
De l’horreur qu’offre l’histoire,
A été rediffusée hier soir
Sur les ondes nationales. Seule
Devant mon vin, j’ai bu
Cette sombre symphonie
Jusqu’à la lie sordide. Le compositeur
Accentue les tierces mineures, l’avalanche
Des cuivres s’abat sur l’ensemble en grumes
Tout juste retranchées de leur forêt, qu’emportent
Courant et chant de bateliers. Comme des corbeaux
Qui sentent venir la viande,
Les hautbois volent en cercle. Les violons de fer
Dégringolent. À Leningrad
Durant les années de siège
Entre bombardement, famine
Et trois hivers en-dessous de zéro,
Trois millions de morts naissent
Du flanc ensanglanté du Christ.
En fœtus de glace. Des mois
Sans pouvoir les enterrer, durs
Qu’ils sont autant que le sol.
Les morts en stères attendent la boue de mai,
Moment qu’attendent les épidémies.
La musique continue, n’a pas d’autre choix.
Scrutez-là jusqu’au fond du possible, elle est toujours
Aussi lugubre. Le compositeur
Ouvre son carnet. Les tyrans aiment jouer
Les mécènes. C’est bien connu. Sauf que les tyrans
N’entendent rien à l’art. Pourquoi ? Parce que la tyrannie
Est perversion. Le tyran, pervers, guette l’occasion
D’écraser, de ridiculiser les gens, d’arpenter des champs
De cadavres… Ses désirs contre nature ainsi satisfaits,
L’homme devient chef et la perversion continue
Parce qu’il faut défendre le pouvoir contre les fous comme
Soi-même. Parce que même si de tels ennemis n’existent pas il faut
Les inventer, sinon il est impossible de rouler toutes ses
Mécaniques, impossible de passer les peuples au pressoir,
De faire gicler le sang. Sans cela, où est le plaisir
Dans le pouvoir ? Le compositeur
À la porte de sa datcha, en avril,
Regarde les jeux des petits paysans,
N’oublie rien. Pour la Treizième ––
Je glisse la cassette dans mon autoradio
–– Ils obligent les Juifs de Kiev à se déshabiller
Après les avoir menés en colonnes dans le faubourg,
Fusillent sur place les hésitants,
Matraquent quelques-uns des estropiés,
Hurlent contre tout le monde.
Les valises emmenées ne serviront
À rien, faites dans une telle
Hâte, sanglées de ficelle
Si élimée. Les soldats en tuent
Encore un peu plus. Les survivants,
Hommes, souris dénichée entre les jambes,
Femmes aux seins ballants
Comme sur un stade, reçoivent l’ordre
De courir à travers un petit bois jusqu’à ce que
La fosse qui salive
Babines ouvertes.
Les tireurs abattent ceux qui restent
Alors, là, par dizaines de milliers.
De la belle ouvrage : les corps basculent
Pas besoin de les traîner. Un officier
Marche sur les morts,
Achève ce qui bouge.
Ça doit faire drôle d’avoir le pied
Si mal assuré, même chaussé de bottes
Douces au mollet, de cuir et de laine d’agneau,
Aux semelles de caoutchouc épais––
C’est ce qu’explore patiemment la musique.
Quelle est donc l’essence du réel ?
Du bon ? L’esprit grille son fusible,
Le cœur avorte, ça sent la cendre humide,
La main monte leur couvrir les yeux,
Il n’y a que la musique pour continuer. On va essayer :
Pour le premier mouvement.
Chorus plein,
Inverse immédiat de Beethoven.
Hache plantée entre les omoplates
De Herr Wagner. Les gens savaient pour Babi Yar
Avant le poème d’Evtouchenko, mais ils se taisaient. Quand
Ils ont lu le poème, le silence a été rompu. L’art brise
Le silence. J’en connais beaucoup qui ne sont pas d’accord avec moi
Et assignent à l’art d’autre buts, plus nobles. Ils parlent de beauté,
De grâce et autres altitudes. Je ne mords pas
À un tel appât. Je suis comme Sobakevitch dans Les âmes mortes : Même si vous
Me trempez un crapaud dans le caramel, je ne le goberai pas.
La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires, disait Chostakovitch.
Les poètes sont juifs, a dit Tsvetaïeva.
Plus jamais ça
Croise le fer
Avec On remet le couvert––
Dans cette musique-là.
Traduit de l’anglais par Jean Migrenne
In, Revue « Temporel, N°14, 22 Septembre 2012
Revue en ligne publiée par l’Atelier GuyAnne, 77144 Chalifert
De la même autrice :
Au restaurant Révélation (03/12/2021)
Quatrième Rue Ouest / West Fourth Street (03/12/2022)
The Eighth and Thirteenth
The eighth of Shostakovich,
Music about the worst
Horror history offers,
They played on public radio
Again last night. In solitude
I sipped my wine, I drank
That somber symphony
To the vile lees. The composer
Draws out the minor thirds, the brass
Tumbles overhead like virgin logs
Felled from their forest, washing downriver
And the rivermen at song. Like ravens
Who know when meat is in the offing,
Oboes form a ring. An avalanche
Of iron violins. At Leningrad
During the years of siege
Between bombardment, hunger,
And three subfreezing winters,
Three million dead were born
Out of Christ's bloody side. Like icy
Fetuses. For months
One could not bury them, the earth
And they alike were adamant.
The dead were stacked like sticks until May's mud
When, of course, there was pestilence.
But the music continues. it has no other choice.
Peer in as far as you like, it stays
Exactly as bleak as now. The composer
Opens his notebook. Tyrants like to present themselves as
patrons of the arts. That's a well known fact. But tyrants
understand nothing about art. Why? because tyranny is a
perversion and a tyrant is a pervert. He is attracted by the
chance to crush people, to mock them, stepping over
corpses... And so, having satisfied his perverted desires,
the man becomes a leader, and now the perversions continue
because power has to be defended against madmen like
yourself. For even if there are no such enemies, you have
to invent them, because otherwise you can't flex your
muscles completely, you can't oppress the people completely,
making the blood spurt. And without that, what pleasure is
there in power? The composer
Looks out the door of his dacha, it's April,
He watches farm children at play,
He forgets nothing. For the thirteenth –
I slip its cassette into my car
Radio - They made Kiev's jews undress
After a march to the suburb,
Shot the hesitant quickly,
Battered some of the lame,
And screamed at everyone.
Valises were taken, would
Not be needed, packed
So abruptly, tied with such
Frayed rope. Soldiers next
Killed a few more. The living ones,
Penises of the men like string,
Breasts of the women bobbling
As at athletics, were told to run
Through a copse, to where
Wet with saliva
The ravine opened her mouth.
Marksmen shot the remainder
Then, there, by the tens of thousands,
Cleverly, so that bodies toppled
In without lugging. An officer
Strode upon the dead,
Shot what stirred.
How it would feel, such uneasy
Footing, even wearing boots
that caressed one's calves, leather
and lambswool, the soles thick rubber –
Such the music's patient inquiry.
What then is the essence of reality?
of the good? The mind's fuse sputters,
The heart aborts, it smells like wet ashes,
The hands lift to cover their eyes,
Only the music continues. We'll try,
For the first movement,
A full chorus.
The immediate reverse of Beethoven.
An axe between the shoulder blades
Of Herr Wagner. People knew about Babi Yar
before Yevtushenko's poem, but they were silent. And when
they read the poem, the silence was broken. Art destroys
silence. I know that many will not agree with me, and will
point out other, more noble aims of art. They'll talk about beauty,
grace, and other high qualities. But you won't catch
me with that bait. I'm like Sobakevich in Dead Souls: you can
sugarcoat a toad and I still won't put it in my mouth.
Most of my symphonies are tombstones, said Shostakovich.
All poets are Yids, said Tsvetaeva.
The words never again
Clashing against the words
Again and again —
That music.
The Little Space : Poems Selected and New, 1968–1998.
University of Pittsburgh Press, Pittsburgh (USA),1998
Poème précédent en anglais :
David Gascoyne : La Cage / The Cage (03/11/2020)
Poème suivant en anglais :
Dylan Thomas : Le bossu du parc / The hunchback in the park (30/12/2020)