Odyssèas Elytis / Οδυσσέας Ελύτης (1911 – 1996) : Elégie de Grüningen
Elégie de Grüningen
A la mémoire de Friedrich von Hardenberg
Forêts de Rhénanie arrêtées voilà tant d’années en moi
Rappelées à présent comme par le cor d’un chasseur
Arbres généalogiques et blasons qu’à douze ans je découvrais sans le vouloir
Es war der erste einzige Traum (*)
Ma Sophie c’est à toi que je pense
Je crois te voir encore te promener sous les arbres
Ou avec précaution parfois lever dans la lumière
Un fragment de pierre bleue aux rayures apparentes, alors
Que toutes les heures de l’année irisées bourdonnantes
Commencent à tournoyer autour de ton visage (Mes yeux sans cesse
Fixés sur le point lumineux au centre)
A tel point qu’aujourd’hui de nouveau nous sommes
Le dix-neuf mars mil-sept-cent-quatre-vingt-dix-sept
Première audace. Et la seconde : je te détache des nombres de la nuit.
9 : arrive le cavalier qui fera dormir l’ange sur ton sein
10 : la plante grimpante et ses boutons lilas par milliers couvrent portes et
fenêtres
11 : le ciel si lourd tombé plus bas que les cheminées
12 : ton lit penche d’un côté
13 : la destinée lance une troisième vague
14 : et sans toi, le Printemps sous la terre pousse les arbres fruitiers
15 : comme les eaux sous les herbes se pourchassent !
16 : entends, entends cette beauté ! Vois, vois autre chose encore !
17 : par la fissure de ton âme la tombe apparaît plus belle
18 : dans un instant viendra le vent noir le plus fort celui des cheveux d’Isis
19 : si grand le ciel et si petite la terre pour deux humains seulement
Les poupons aux ailes d’or de ton souffle
Vont et viennent encore sur la pierre et dans la nuit jouent à la lune
Mais celui qui compose, tel un sculpteur de sons, une musique de galaxies
lointaines
Oeuvre nuit et jour. Et quels do cendrés quel sols violets s’élèvent
Dans l’air ! Au point que les rochers plutôt prêtres vénèrent de tels pleurs
Et les arbres davantage oiseaux avouent des syllabes d’inexplicable
Beauté. Disant que l’amour n’est pas ce que nous savons ni ce que prétendent
les magiciens
Mais une seconde vie sans blessure à jamais.
Printemps approche. Puisque tu es complice. Regarde :
Quel vert profond couvre à présent ses épaules
Et comme lui la regarde ! Comme après ses efforts pour sortir
Des parterres de fleurs un éblouissement mauve les soulève un peu au-dessus
du sol
En plein mois de mai les dieux ont voulu toutes ces choses
Et d’autres que j’ignore. Mais si dès lors la vie a pris
Mauvaise tournure, ce fut une grande leçon. Car depuis qu’à douze ans
Je vous ai rencontrés pour moi vous êtes
Forêts de Rhénanie rivières des vallées cavaliers voitures et cours à frontons et
fontaines
La quotidienne première page de l’après-mort.
(*) « C’est le dernier rêve et le seul ». Fragment du 3ème hymne à la nuit de Novalis (Friedrich von Hardenberg)
Traduit du grec par Michel Volkovitch
in, « Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945 – 2000 »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
Du même auteur :
Six plus un remors pour le ciel (08/10/2015)
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