Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Jonas, I : Invocation liminaire
Jonas
Ainsi, sur tels murs, sous telle plaque
un bouquet parfois de fleurs communes
que ceci soit
offert, tôt fané, en menu signe de connivence
AUX OMBRES
parfois penchées sur notre épaule
(ironiques ou encore évères)
Et notamment à
MAURICE ADREY, soldat peintre
LOUI B, soldat (II, III),
RICHARD DE K. dit s., soldat (II), médecin,
JEAN LABRIT, soldat, musicien
JEAN-MARIE L., soldat,
Veniunt
Passi fuerunt et sepulti
Et res.
Sanctus Dominus Deus Sabaoth
Agnus dei, qui tollis
Dona nobis pacem.
INVOCATION LIMINAIRE
Ils ont habité avec nous dans la gueule de la baleine.
La baleine les a crachés sur l’autre rivage :
Les timides
Les gauchers.
Celui qui était albinos et bègue.
Les myopes. Les méfiants, les malins.
Et ce grand garçon qui avait toujours soif,
toujours sommeil.
Regardent-ils parfois par-dessus notre épaule ?
Depuis qu’ils sont partis, nous n’avons vu personne.
Sommes-nous aveugles ? Ou bien
« spiritisme, religion de nègres », écrit,
dans quelque périodique exquis, un Révérend Père.
Pourtant,
s’ils regardaient, parfois, par-dessus notre épaule ?
Ou bien, quittant le rivage de la mer intermédiaire,
se sont-ils avancés depuis longtemps
dans l’intérieur des terres spirituelles ?
Le sorcier noir sait appeler, sait, quand elles voudraient
s’en aller, retenir, ramener les ombres, les âmes.
Qui de nous saurait appeler
saurait ramener
l’ombre de John,
de Bernard,
de Maurice ?
En l’honneur de Monseigneur Saint Maurice
colonel romain qui commanda la légion thébaine,
martyr, fête le 22 septembre,
l’abbé de Saint-Maurice-en-Valais, évêque de Bethléem
porte mémorial ruban de moire écarlate.
Mais Maurice
qui n’allait plus à la synagogue, ne peignait plus de fleurs,
ne peignait plus qu’un pan de mur, une porte ouverte, un peu
de lumière d’atelier par une porte entrebâillée,
des verticales, la ligne d’horizon du plancher,
Maurice qui se privait du vert, du bleu,
qui de nos morts servira de guide à Maurice ?
Qui de nous vivants saura faire un feu pour Maurice ?
Que brûlerons-nous de nous-mêmes
pour faire le feu spirituel ayant pouvoir
de réchauffer, de délivrer Maurice ?
(Une tradition, t’en souvient-il, assure que les suicidés
souffrent longtemps emprisonnés dans des glaces mentales,
de tout voir, sans pouvoir jamais agir, avertir, aider ?)
Ombre,
qui regarde par-dessus mon épaule
que puis-je faire pour toi ?
Il n’y a point ici d’ombre, mais seulement
la peine et le travail des hommes vivants,
la longueur du temps, la résistance de la seule matière.
Mais qui dira
si les ombres parmi nous
ne sont pas à leur tour penchées
sur ce même travail inépuisable ?
Ombre, que puis-je pour toi ?
Avec mes yeux bornés, mes yeux vivants
avec mes mains obtuses, vivantes,
avec ce corps, avec ce temps qui m’est laissé,
Ombre, veux-tu que je regarde
pour toi
ces visages, ces paysages ?
veux-tu que je touche
pour toi
ces fleurs, ces chevaux, ces choses ?
veux-tu que j’essaie
avec toi
de soulever un peu du lourd fardeau accumulé ?
Qu’as-tu fait de ton frère Maurice ?
J’étais ailleurs. Je n’ai rien entendu.
Je n’écoutais pas. Je me regardais dans un miroir.
Ce n’est pas moi qui ai ouvert le gaz.
Je n’ai rien fait pour mon frère Maurice.
Ombre, qu’ai-je à t’offrir ?
Quel pain ?
Je n’ai pas défriché, pas labouré, je n’ai pas semé,
Je n’ai tracé que des chemins de poussière et
mon sillage parfois sur la mer qui oublie tout passage.
Quel pain, sinon de ténèbre et de séparation ?
Quelle eau ?
Je n’ai pas marché vers les eaux désirables,
Je n’ai pas de quoi te donner à boire.
Et Bernard ?
qui toujours dormait de tout son long
à plat ventre, bras en avant comme le
nageur de crawl dans l’eau profonde du sommeil,
qu’as-tu fait de ton frère Bernard ?
Il ne m’a pas appelé.
Quand je suis incapable de me garder moi-même
Comment serais-je le gardien de mon frère ?
De quoi porterai-je le témoignage
sinon de mon juste sursis ?
Ombre, tu te souviens ? Il fut un temps
où comme les femmes à l’heure de leur accouchement
nous regardions d’un même regard et la mort et la vie.
Il m’importe peu
si l’univers à forme d’œuf ou de
boomerang. Notre pays à nous, c’est
ce maigre rivage où nous voici jetés,
notre voyage à nous, c’est
le voyage dans la baleine.
Ombre, tu te souviens :
Ce dimanche de mai.
L’église d’un village d’argile et de décrépitude.
Six cent feux. Combien d’âmes ?
Nous étions debout
casque accroché au ceinturon,
masque qui servait à Bernard de garde-manger,
bidon rempli des sacrements de l’Intendance,
nous étions debout,
vêtus de cuir, de fer, de feutre,
vêtus de peau mortelle.
Nous écoutions ces voix d’enfants.
Comme le cerf brame après la fraîcheur des eaux...
Je n’ai pas eu soif pour mes frères. Et peu à peu
me gagnent la broussaille de l’âge, la ronce du mépris,
et cette solitude qui n’est que paresse, comparée à
ton dur hivernage dans la banquise mentale.
Ombre, voici que
je voudrais avoir eu soif, pour toi, depuis l’origine du temps.
Le cerf est
stupide, le cerf se bat pour
la biche la plus gluante, le cerf
empêtre sa ramure dans les sous-bois, mais le cerf
brame à la recherche des eaux vivantes. Voici que
je n’ai accumulé que la citerne de la mélancolie,
la fontaine de Narcisse, qui ne désaltère personne,
et ces larmes
pleurées sur soi-même.
Ombre, tu te souviens :
(toi qui peut-être souffres de notre peu de soif)
ces voix d’enfants.
distribué le pain dont on assure qu’il fut béni
ces voix d’enfants,
ces mots de notre obscurité, ces mots
de notre misérable et nécessaire devoir,
ces voix
essayant d’offrir quelque nom qui pût convenir :
SEIGNEUR
chef de guerre, chef de clan,
fils de l’ancien totem
roi sacrifié pour nos semailles,
père qui défend et qui punit,
HAGIOS O THEOS : SANCTUS DEUS
créateur de la tarentule et du serpent,
inventeur des muqueuses et des sphincters,
chimiste de l’albumine et de l’ammoniaque,
HAGIOS, ISCHYROS : SANCTUS, FORTIS
illusionniste, escamoteur,
enfant qui fait des bulles d’hydrogène,
ovaire d’une seule menstrue pondant les galaxies,
DEUS SABAOTH / SEIGNEUR DES ARMEES
Seigneur des cohortes spirituelles,
Seigneur aussi de notre déroute,
Seigneur aussi de nos nuits vers la mort, vers la vie,
« Emportez -moi » criaient des voix dans la nuit,
Seigneur de notre première halte,
dans la joie d’être vivants,
dans la honte d’être vivants,
aux quatre coins de ce drap noir tendu,
le drap du Requiem pour tant de corps absents,
ce drap vide que nous tenions : un soldat,
un sergent, un capitaine, un officier général
tenant aux quatre coins
ce drap creusé sous le poids invisible
de tant de cendres laissées derrière nous.
La nuit dans les chars qui rouillent sur,
les hauts de Meuse, l’araignée tisse, la fourmi
à longues corvées récupère les minéraux précieux
que naguère, dans le ventre de leur jeunesse,
patiemment préparrèent des femmes rieuses.
(Les dames de Ninive
et autres préfectures d’avant-garde
ne savent pas ce qu’est l’amour du guerrier
pour le corps de ses frères. L’amour d’Achille
pour ce corps bien-aimé qu’Hector
abat dans la poussière, la fureur d’Achille
traînant dans la poussière les bras, les
boucles, les cuisses, douces aux femmes, d’Hector,
ce n’est pas désir désoeuvré, ce n’est pas
vengeance de sérail, mais l’égoïste amour.
par lequel le guerrier dans ce corps fraternel
d’avance pleure son propre corps, privé
de descendance, son corps avec lequel
périront des peuples non nés.)
Achille, qu’as-tu fait de ton frère Hector ?
L’ennemi aussi, cruel et pitoyable,
a perdu, par ta faute, son héritage,
l’ennemi aussi, a été jeté en pâture
aux idoles que tu n’a pas brisées.
L’évêque venu de Guéret dans la Creuse,
parla en termes pénétrés et paternels et dit en substance
que ça nous apprendrait
à manquer les offices.
Et le drap vide
contenait par avance les cendres
de tous nos morts à venir
Bernard, John,
Richard,
Maurice,
C’était une messe militaire : aux endroits
où d’ordinaire l’enfant de chœur agite sa sonnette, ici
éclataient les sauvages tambours,
bramaient les féroces clairons.
Ouvrez le ban !
Ombre de mon frère
cendre de mon frère, qui fut homme,
c’est pour toi aussi qu’est dite la parole
la parole où l’on met genou en terre et
battent les prétoriens tambours :
ET HOMO FACTUS EST
Et fut fait
cendre, fut fait
peur, fut fait
pesanteur et ténèbre, fut fait
proie dans la gueule de la baleine, fut fait
doute, fut fait désespoir.
Seigneur des armées,
Seigneur des soldats,
Seigneur qui nous jeta dans la gueule de la baleine
donne-nous aujourd’hui
non pas encore ta paix, mais
notre quotidienne nourriture d’erreur, de confusion,
d’aveuglement, d’injustice,
afin que, mâchant notre pain de poussière et de vent,
nous nous rappelions chaque jour
que l’Eternel n’est pas une poupée faite de main d’homme,
qu’Il n’est pas un fantôme docile à notre appel,
qu’Il ne donne, même contre Caïn, nulle victoire,
qu’Il n’est pas justice, pas ordre,
pas amour au sens de notre langage cannibale,
n’est pas vie, n’est pas dieu,
n’est rien de ce que dit une parole humaine,
Seigneur, donne-nous notre peine quotidienne
afin qu’elle soit pesée avec les cendres de nos frères,
Ombre,
que je ne vois pas, qui ne me parle pas,
que puis-je, sinon
dire que tu fus peur et courage,
amour et solitude,
homme que nous avons, si mal, aimé.
1954 – 5
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
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