André Velter (1945 -) : Farine d’orge et feuilles de laurier
Farine d’orge et feuilles de laurier
aux devins de la Grèce
au mages de Perse et de Médie
aux oracles du Tibet
aux chamans de Mongolie
Poème polyphonique pour voix et percussions,
FARINE D’ORGE ET FEUILLES DE LAURIER a été
créé le 4 juillet 1992 au château des Adhémar
de Montélimar, par Jean-Luc Debattice, Chris
Deis, Ghaouti Faraoun et l’auteur, accompagnés
par Ali Wagué.
Tu connais, je pense, cette parole d’Héraclite :
« Le Maître, à qui appartient l’oracle de Delphes ne
dit ne cache rien : il signifie. » Ces mots sont
parfaits ; ajoutes-y l’idée que le dieu qui use de la
Pythie pour l’écoute est comme le soleil qui use de
la lune pour la vue : il montre et manifeste ses propres
pensées, seulement il les montre toures mêlées à travers
Un corps mortel et une âme humaine laquelle ne peut
rester en repos ni s’offrir elle-même à celui qui la meut
immobile et apaisée, mais encore plus troublée, comme
une houle, en contact et aux prises avec les mouvements
et les passions qui sont en elle
PLUTARQUE, Dialogues pythique, 404 D
Qui êtes-vous pour venir à la vie,
pour échapper à de plus douces ténèbres,
à de plus vaines absences ?
Par quelle porte êtes-vous passée
et sait-on si cela ressemble à une porte,
une ruelle, un gouffre, un sexe ?
Aviez-vous une revanche à prendre,
était-ce un vœu égaré du temps que vous n’étiez qu’un songe ?
Quel destin se débattait dans vos filets ?
Quel message montait du vieil abîme ?
Vous étiez sans bouche et déjà à murmurer l’énigme,
sans corps et déjà à blesser le mystère.
Vous étiez comme une aile qui invente le vent,
comme une aile arrachée qui veut fendre le ciel
et la nuit de la terre, et la nuit de la nuit.
Vous étiez de trop dans l’ombre d’avant-naître,
ni apaisée, ni révoltée : impatiente,
alarmée, livrée au sortilège qui donne et qui refuse.
De l’être en plénitude il n’était plus question.
Vous vouliez voir le soleil fût-ce par d’autres yeux,
caresser la poussière même avec d’autres mains,
aimer le grand amour dans l’amour d’un mortel.
Vous désiriez aussi connaître la folie.
Seul l’olivier prend feu
quand les riches excédant leur victoire
transforment en torches vivantes
les pauvres et leurs enfants...
Toutes choses sont nées d’un unique brasier,
avec le pur et l’impur,
l’ignoble et le sublime
et le divin, et l’inhumain...
Le conquérant fait cuire ensemble
la tortue et l’agneau
dans un chaudron de bronze
sous un couvercle de bronze...
Le dieu s’est repu
du silence des Pères,
de leur terrible accablement
pour l’infortune des filles...
Dans mon dialecte maintenant
le figuier sauvage est un bouc.
Il m’appartient de signifier
comme bon me semble la puanteur,
les cornes, les branches, les fruits amers...
Le soleil a pris ton cœur, te voilà feu,
son maître et son aliment,
son cavalier et son galop
te voilà feu qui ne saurait périr...
Chez un forgeron d’Arcadie
le jardin est semé d’os et de dents,
restes d’un héros vorace
à la vie, à la mort...
Sur les épaules d’une beauté
reposent un astre éteint
et une planète d’or, déroutés,
délivrés un instant de la course des étoiles...
Ronde insensée, fosse commune
des tribus et des clans,
tel ici est une empreinte de roi
qu’efface la queue d’un âne...
Doucement comme une ombre,
comme le souffle d’une ombre près d’un mur éboulé,
un étranger frissonne.
on le dit à bout de fièvre...
L’invisible est sans secret,
tout se révèle par les yeux et les lèvres,
par les reins et le sang.
L’oracle n’est pas tant pourvoyeur d’avenir
que passeur de présent...
Ecoutez, écoutez le chant qui veut
se connaître lui-même,
il est comme un enfant
langé dans son linceul...
Déesse qui n’êtes qu’une voix,
déesse qui venez du vide pour effleurer la vie,
en quel sac éternel
dérobez-vous ce ferment et ce manque ?
Ferment pour lever la parole
et manque que vous dilapidez ?
RIEN DE TROP est votre loi :
vous jouez de l’insomnie des hommes.
ENGAGEMENT PRES D’EGAREMENT est votre autre devise :
vous changez l’esprit en fumée,
l’espoir en fumée, le destin, le désir, la puissance
en fumée, en fumée, en rêve de fumée.
Vous qui n’êtes pas, ou si peu sur les lèvres,
nommez l’unique réalité, prononcez les seules syllabes
qui ne se peuvent corrompre.
Les monarques, les athlètes, les héros,
victorieux ou vaincus, déchus ou acclamés
n’ont que salive en bouche et noble dérision.
Jamais ils ne voient se briser le silence sur la mer.
Jamais à Bilbilis, ville des chevaux, de l’or
et des armes trempées,
ils n’accèdent à l’ivresse inouïe, absolue,
d’un rythme balancé où la vision se perd,
où le sens est lumière d’une lumière inconnue.
Ils s’élancent pourtant avec vos viatiques,
ils ravagent et ils meurent, généreux ou cruels,
sans rejoindre l’écho du tambour de la terre.
Déesse sans visage, déesse qui à tous répondez,
ne répondez-vous que de vous ?
Ne répondez-vous que d’un souffle ?
Je sens bien que le temps me prend à la gorge,
le temps qui me force à desserrer les dents
comme si se dénouait la mentonnière des morts.
Je ne suis pas celle qui parle et me déchire.
Je ne suis que le raclement de l’oracle,
le reflet d’une présence qui me troue,
passe ses prophéties au tamis de ma peau
et me laisse l’âme aussi démembrée que ses mots.
Ma démarche, mes parures, mes mains
se règlent sur les rites,
j’entre dans le temple couronnée, escortée,
je jette farine d’orge et feuilles de laurier
sur l’autel flamboyant,
je descends près de l’arbre, bois à la source,
m’assois dessus la fracture du monde
pour que monte sous mes voiles cette haleine maléfique,
et moi qui ne sais rien,
je sais combien les dieux ont faim
de vagissements, de râles, de naissances, d’agonies.
Le temps me force à desserrer les dents,
il y a au fond de ma mémoire
comme un charme épuisé,
comme une faille obscure où l’amnésie palpite.
Ai-je été jadis fille d’immortel et de sirène,
fille de centaures et de fée ?
Ai-je troqué la bâtardise pour l’inconscience
la malédiction pour une pureté plus sombre ?
Je suis dans le trouble de moi-même
abandonnée à ce qui ne me délivre pas
et je crie les éclairs de la transe qui m’aveugle,
du verbe qui me naufrage et me noie.
Femme vaticinante,
tu as dans les veines un sang de navire,
un sang de sable et de tempête
mêlé à d’insondables passions...
Toujours s’égare le vent,
toujours reviennent les honorés désastres :
le capitaine sera mis aux fers
et les esclaves sommeilleront dans la grand voile...
On a perdu le nombre nuptial,
l’unité multiple et une
comme les doigts de la main
qui sauve une caresse...
Ivre dans l’enclos du ciel,
l’aigle qui force les nuages
n’a plus aucun futur,
plus de guérison possible...
Où partir et comment ?
Qui est celui qui nous conduira ?
Quel remède à ce fléau ?
Où s’en est allée l’âme
de la source qui s’est tue ?
Je vois la vengeance qui soumet au hasard,
je vois un pas meurtri sans retour ni départ,
un cœur sous les haillons,
un homme accablé des trois âges de la vie...
OEDIPE (voix off)
Je ne sais ce qui peut abolir le mystère,
Abolir dans la mort jusqu’au souffle des mots,
Abolir à jamais et sans même un sanglot
La blessure infinie d’une musique amère.
Je ne sais plus soudain ce qui m’a foudroyé.
Sur la terre, le soleil était un janissaire
Qui relevait sanglantes les amours, les chimères
Où je cherchais de l’ombre et un destin noyé.
Quel silence dans les rêves, c’est le jour qui s’écarte.
De la lumière tachée on se fait une carte
En mal de viatique, d’horizon et de jeu.
Hors la loi du retour il se pourrait que parte
Ce jeune homme innocent, étourdi, monstrueux,
Que l’on voyait aveugle à passer en tous lieux.
Qui me crache au-dedans des joues
avant de me mordre la langue ?
Qui ose me dicter un arrêt de cette sorte ?
Un enfant forcé comme une bête
et condamné à se maudire...
Ô vous dieux et déesses, esprits-rois et soleils,
mes poisons, mes filtres, mes tortures,
j’expulse votre miel piétiné, vos caprices,
vos chants de guerre et de concorde.
De qui suis-je la lèpre ou la peste,
de qui la traîtrise ou la gloire ?
Dans ces champs de ruines, tumulus d’acier et de boue,
chaos déshonoré es cités à l’abandon d’elles-mêmes,
où est ma vaillance, mon refus, mon honneur ?
Je suis pauvre de toutes les richesses offertes,
de toutes les chèvres égorgées
et même de l’offrande d’une seule voyelle.
Je voudrais rouler mon oreille
dans les plis du silence,
ne plus paraître, ne plus prédire,
ne plus me défausser de ma vie.
Moi qui suis moins que ton double, moins que ton ombre,
mais plus près de toi encore
puisque le grand midi ne peut me réduire
ni la pluie me pousser au néant,
j’ignore presque tout de celle que je sers.
Je suis chacun de ses gestes,
j’épouse les remous de sa voix,
me blesse au silex de ses cris,
vacille dans ses vertiges
et sombre à l’écume de ses lèvres.
Que dois-je entendre de ce que j’entends,
penser de ce qu’elle pense,
préserver de ce qu’elle dilapide
avec cet effroi où tu es ?
Je n’ai même pas la clé de ton nom.
Je nomme ce qui m’échappe
et le désir qui me tue,
j’appelle et tends les bras pour arrimer le corps
que se disputent l’en-deçà et l’au-delà de l’être.
Que m’importe la déesse ou l’oracle
si la parole jetée te laisse anéantie ?
J’ai glorifié Apollon, rêvé avec Dionysos,
tendu l’arc de la prophétie
sans me soucier de la cible efficace.
Il n’y avait que vous, déchirée,
il n’y avait que toi, égarée,
et un secret si clair qu’il ne se pouvait dire.
Pourquoi venir à découvert
si la lumière est incertaine autant que l’ombre ?
Où est passé l’autre corps,
le corps sans défense, le corps sans accord ?
Etiez-vous seule depuis les origines
et seulement victime de vos propres sujétions ?
Pourquoi auriez-vous au creux de vous
un tyran, un père, une tombe ?
Pourquoi ces bâillons de sang
débordés par les peurs ?
Qui voudrait dévoiler l’âge d’une déesse ?
Qui voudrait se complaire à des jeux immortels ?
Je songe à dénuder plus que le blanc de vos yeux.
Je songe à débusquer plus que des mots sur vos lèvres.
Je songe à aimer plus que l’aube d’un songe.
Que me veut la parole,
Que me vaut son combat ?
Je reste immobile, étanche,
sous les rafales de cette poussière d’or...
Le dieu qui n’existe pas
t’a donné des égarements, des fureurs livides.
Tu agences le monde et le désordonne
Selon ton image tremblée...
Fuyez à toutes fins utiles,
tournez le dos aux murailles,
le salut s’il en est un
se trouve sur les grèves dispersées...
Le fleuve est si sombre désormais
que chacun se tient dans la nuit
sa pièce d’argent entre les crocs
sans repérer l’embarcadère.
Même le nautonier ne passe plus qu’à la nage...
CHARON (voix off)
Trempé, oui, dégouttant de tous les miasmes du courant,
de toutes les pourritures renaissantes.
Quel métier ! Quelle misère ! et l’on me voudrait moins avare,
moins acharné à faire le tri des trépassés !
J’ai brûlé mes voiles et mes dernières torches,
il n’est plus de lueur pour mener de la nuit à la nuit,
il n’est plus qu’une brise noire
contre les exilés en attente sur le seuil.
Débrouillez-vous avec vos victimes,
ouvrez d’autres parcs d’oubli, d’autres fondrières,
d’autres zones de transit, d’autres enfers !
J’en ai fini de vos suppliques, de vos supplices.
Je garde pour moi l’ironique infamie d’aborder l’autre rive
et d’en pouvoir repartir ni mort ni vif.
Avec les dieux, le vieux Charon s’illusionne.
L’ancien passage est déserté.
De l’autre côté il n’y a plus personne
si jamais il y eut des ombres
à l’œuvre dans les tissages de l’ombre.
Vous n’avez plus à souffrir qu’on vous force,
vous n’avez plus à épeler l’alphabet des limbes
non plus qu’à ranimer la transe de la tribu.
Votre rire va gommer jusqu’au nombril du monde.
En quittant votre office
vous viderez les lieux de tout souffle divin.
Celui-là est en vous
comme un rouge-gorge fragile
qu’aucune croyance ne peut immoler.
Il n’est pas vrai que se serait perdu
l’ultime écho du chant ultime
ni que la parole d’elle-même engendrerait la parole.
Vous êtes par chance et mégarde peut-être
une inspiratrice inspirée,
une femme pareille à une source ravivée
pour ne plus refléter d’infernales grimaces
ou craindre plus que de raison
une errance fatale,
un exode sans fin.
C’est votre soif qui va tout irriguer,
votre faim qui va tout affamer.
J’ai répondu à tant de questions
que je n’entendais pas,
rimé tant de divinations
étrangères à ma voix,
que je réchappe du sacrifice
sans autre certitude que d’être
plus vivante que les démons ou les dieux,
avec mes mains aux hanches, aux épaules,
au creux du ventre et sur les reins,
avec ce feu dans le sang
comme un souffle qui m’alarme, me submerge, me guette.
Je suis encore une inconnue
à plusieurs inconnues qui ne veulent pas renaître
mais tenter dans l’instant de piéger l’éphémère
jusqu’au dernier matin de la morte-saison.
Et je pressens que tout ira trop vite,
que çà me laissera désemparée, muette,
comme si le cavalier au galop dans la plaine
marquait le tempo sourd d’un sursis qui s’épuise...
A nouveau je prédis, sermonne le futur...
Il est plus que temps pourtant
de virer les offrandes, la farine, les lauriers,
plus que temps d’exulter en corps et en esprit.
Je ne dis plus TU ES, je ne dis pas JE SUIS,
Je danse sans un pas à l’aplomb de moi-même
et gagne les chemins où je pourrai danser.
Epilogue (voix off)
Tout n’est que sable et cendre,
fleurs et feux,
passage des corps
au tamis du soleil.
Tout n’est que signe et sang,
or et os,
retour de l’éternel
dans le limon du temps.
Ici le seuil
est un songe,
sans le ciel.
Rien que la terre
rien que le fil de l’eau,
plus une barque vide.
Ouvrir le chant
Le Castor Astral, 93500, Pantin / Ecrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 1994
Du même auteur :
Sur un thème de Walt Whitman (18/12/2014)
Ein grab in der luft (15/10/2017)
Planisphères (15/10/2018)
Ce n’est pas pour ce monde-ci (15/10/2019)
Vieux chaman (03/04/2021)
çà cavale (I) (14/10/2021)
çà cavale (II) (03/04/2022)
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« Caravane des caravanes... » (03/04/2023)
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