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Le bar à poèmes
14 octobre 2020

André Velter (1945 -) : Farine d’orge et feuilles de laurier

73718_culture-andre-velter[1]

Farine d’orge et feuilles de laurier

 

                                                                                                     aux devins de la Grèce

                                                                                   au mages de Perse et de Médie

                                                                                   aux oracles du Tibet

                                                                                   aux chamans de Mongolie

 

                                                                                                     

Poème polyphonique pour voix et percussions,

FARINE D’ORGE ET FEUILLES DE LAURIER a été

créé le 4 juillet 1992 au château des Adhémar

de Montélimar, par Jean-Luc Debattice, Chris

Deis, Ghaouti Faraoun et l’auteur, accompagnés

par Ali Wagué.

 

                                                                                                  Tu connais, je pense, cette parole d’Héraclite :

                                                                           « Le Maître, à qui appartient l’oracle de Delphes ne

                                                                           dit ne cache rien : il signifie. » Ces mots sont

                                                                           parfaits ; ajoutes-y l’idée que le dieu qui use de la

                                                                           Pythie pour l’écoute est comme le soleil qui use de

                                                                          la lune pour la vue : il montre et manifeste ses propres

                                                                          pensées, seulement il les montre toures mêlées à travers

                                                                          Un corps mortel et une âme humaine laquelle ne peut

                                                                          rester en repos ni s’offrir elle-même à celui qui la meut

                                                                          immobile et apaisée, mais encore plus troublée, comme

                                                                         une houle, en contact et aux prises avec les mouvements

                                                                         et les passions qui sont en elle

                                                                                           PLUTARQUE, Dialogues pythique, 404 D

 

                                                           

 

 

 

 

Qui êtes-vous pour venir à la vie,

pour échapper à de plus douces ténèbres,

à de plus vaines absences ?

Par quelle porte êtes-vous passée

et sait-on si cela ressemble à une porte,

une ruelle, un gouffre, un sexe ?

Aviez-vous une revanche à prendre,

était-ce un vœu égaré du temps que vous n’étiez qu’un songe ?

Quel destin se débattait dans vos filets ?

Quel message montait du vieil abîme ?

Vous étiez sans bouche et déjà à murmurer l’énigme,

sans corps et déjà à blesser le mystère.

Vous étiez comme une aile qui invente le vent,

comme une aile arrachée qui veut fendre le ciel

et la nuit de la terre, et la nuit de la nuit.

Vous étiez de trop dans l’ombre d’avant-naître,

ni apaisée, ni révoltée : impatiente,

alarmée, livrée au sortilège qui donne et qui refuse.

De l’être en plénitude il n’était plus question.

Vous vouliez voir le soleil fût-ce par d’autres yeux,

caresser la poussière même avec d’autres mains,

aimer le grand amour dans l’amour d’un mortel.

Vous désiriez aussi connaître la folie.

 

 

Seul l’olivier prend feu

quand les riches excédant leur victoire

transforment en torches vivantes

les pauvres et leurs enfants...

 

               Toutes choses sont nées d’un unique brasier,

               avec le pur et l’impur,

               l’ignoble et le sublime

               et le divin, et l’inhumain...

 

Le conquérant fait cuire ensemble

la tortue et l’agneau

dans un chaudron de bronze

sous un couvercle de bronze...

 

               Le dieu s’est repu

               du silence des Pères,

               de leur terrible accablement

               pour l’infortune des filles...

 

Dans mon dialecte maintenant

le figuier sauvage est un bouc.

Il m’appartient de signifier

comme bon me semble la puanteur,

les cornes, les branches, les fruits amers...

 

               Le soleil a pris ton cœur, te voilà feu,

               son maître et son aliment,

               son cavalier et son galop

               te voilà feu qui ne saurait périr...

 

Chez un forgeron d’Arcadie

le jardin est semé d’os et de dents,

restes d’un héros vorace

à la vie, à la mort...

 

               Sur les épaules d’une beauté

               reposent un astre éteint

               et une planète d’or, déroutés,

               délivrés un instant de la course des étoiles...

 

Ronde insensée, fosse commune

des tribus et des clans,

tel ici est une empreinte de roi

qu’efface la queue d’un âne...

 

               Doucement comme une ombre,

               comme le souffle d’une ombre près d’un mur éboulé,

               un étranger frissonne.

               on le dit à bout de fièvre...

 

L’invisible est sans secret,

tout se révèle par les yeux et les lèvres,

par les reins et le sang.

L’oracle n’est pas tant pourvoyeur d’avenir

que passeur de présent...

 

               Ecoutez, écoutez le chant qui veut

               se connaître lui-même,

               il est comme un enfant

               langé dans son linceul...

 

 

Déesse qui n’êtes qu’une voix,

déesse qui venez du vide pour effleurer la vie,

en quel sac éternel

dérobez-vous ce ferment et ce manque ?

Ferment pour lever la parole

et manque que vous dilapidez ?

RIEN DE TROP est votre loi :

vous jouez de l’insomnie des hommes.

ENGAGEMENT PRES D’EGAREMENT est votre autre devise :

vous changez l’esprit en fumée,

l’espoir en fumée, le destin, le désir, la puissance

en fumée, en fumée, en rêve de fumée.

Vous qui n’êtes pas, ou si peu sur les lèvres,

nommez l’unique réalité, prononcez les seules syllabes

qui ne se peuvent corrompre.

Les monarques, les athlètes, les héros,

victorieux ou vaincus, déchus ou acclamés

n’ont que salive en bouche et noble dérision.

Jamais ils ne voient se briser le silence sur la mer.

Jamais à Bilbilis, ville des chevaux, de l’or

et des armes trempées,

ils n’accèdent à l’ivresse inouïe, absolue,

d’un rythme balancé où la vision se perd,

où le sens est lumière d’une lumière inconnue.

Ils s’élancent pourtant avec vos viatiques,

ils ravagent et ils meurent, généreux ou cruels,

sans rejoindre l’écho du tambour de la terre.

Déesse sans visage, déesse qui à tous répondez,

ne répondez-vous que de vous ?

Ne répondez-vous que d’un souffle ?

 

 

Je sens bien que le temps me prend à la gorge,

le temps qui me force à desserrer les dents

comme si se dénouait la mentonnière des morts.

Je ne suis pas celle qui parle et me déchire.

Je ne suis que le raclement de l’oracle,

le reflet d’une présence qui me troue,

passe ses prophéties au tamis de ma peau

et me laisse l’âme aussi démembrée que ses mots.

Ma démarche, mes parures, mes mains

se règlent sur les rites,

j’entre dans le temple couronnée, escortée,

je jette farine d’orge et feuilles de laurier

sur l’autel flamboyant,

je descends près de l’arbre, bois à la source,

m’assois dessus la fracture du monde

pour que monte sous mes voiles cette haleine maléfique,

et moi qui ne sais rien,

je sais combien les dieux ont faim

de vagissements, de râles, de naissances, d’agonies.

Le temps me force à desserrer les dents,

il y a au fond de ma mémoire

comme un charme épuisé,

comme une faille obscure où l’amnésie palpite.

Ai-je été jadis fille d’immortel et de sirène,

fille de centaures et de fée ?

Ai-je troqué la bâtardise pour l’inconscience

la malédiction pour une pureté plus sombre ?

Je suis dans le trouble de moi-même

abandonnée à ce qui ne me délivre pas

et je crie les éclairs de la transe qui m’aveugle,

du verbe qui me naufrage et me noie.

 

 

             Femme vaticinante,

               tu as dans les veines un sang de navire,

               un sang de sable et de tempête

               mêlé à d’insondables passions...

 

Toujours s’égare le vent,

toujours reviennent les honorés désastres :

le capitaine sera mis aux fers

et les esclaves sommeilleront dans la grand voile...

 

               On a perdu le nombre nuptial,

               l’unité multiple et une

               comme les doigts de la main

               qui sauve une caresse...

 

Ivre dans l’enclos du ciel,

l’aigle qui force les nuages

n’a plus aucun futur,

plus de guérison possible...

 

               Où partir et comment ?

               Qui est celui qui nous conduira ?

               Quel remède à ce fléau ?

               Où s’en est allée l’âme

               de la source qui s’est tue ?

 

Je vois la vengeance qui soumet au hasard,

je vois un pas meurtri sans retour ni départ,

un cœur sous les haillons,

un homme accablé des trois âges de la vie...

 

 

OEDIPE (voix off)

 

Je ne sais ce qui peut abolir le mystère,

Abolir dans la mort jusqu’au souffle des mots,

Abolir à jamais et sans même un sanglot

La blessure infinie d’une musique amère.

 

Je ne sais plus soudain ce qui m’a foudroyé.

Sur la terre, le soleil était un janissaire

Qui relevait sanglantes les amours, les chimères

Où je cherchais de l’ombre et un destin noyé.

 

Quel silence dans les rêves, c’est le jour qui s’écarte.

De la lumière tachée on se fait une carte

En mal de viatique, d’horizon et de jeu.

 

Hors la loi du retour il se pourrait que parte

Ce jeune homme innocent, étourdi, monstrueux,

Que l’on voyait aveugle à passer en tous lieux.

 

 

Qui me crache au-dedans des joues

avant de me mordre la langue ?

Qui ose me dicter un arrêt de cette sorte ?

Un enfant forcé comme une bête

et condamné à se maudire...

Ô vous dieux et déesses, esprits-rois et soleils,

mes poisons, mes filtres, mes tortures,

j’expulse votre miel piétiné, vos caprices,

vos chants de guerre et de concorde.

De qui suis-je la lèpre ou la peste,

de qui la traîtrise ou la gloire ?

Dans ces champs de ruines, tumulus d’acier et de boue,

chaos déshonoré es cités à l’abandon d’elles-mêmes,

où est ma vaillance, mon refus, mon honneur ?

Je suis pauvre de toutes les richesses offertes,

de toutes les chèvres égorgées

et même de l’offrande d’une seule voyelle.

Je voudrais rouler mon oreille

dans les plis du silence,

ne plus paraître, ne plus prédire,

ne plus me défausser de ma vie.

 

 

Moi qui suis moins que ton double, moins que ton ombre,

mais plus près de toi encore

puisque le grand midi ne peut me réduire

ni la pluie me pousser au néant,

j’ignore presque tout de celle que je sers.

Je suis chacun de ses gestes,

j’épouse les remous de sa voix,

me blesse au silex de ses cris,

vacille dans ses vertiges

et sombre à l’écume de ses lèvres.

Que dois-je entendre de ce que j’entends,

penser de ce qu’elle pense,

préserver de ce qu’elle dilapide

avec cet effroi où tu es ?

Je n’ai même pas la clé de ton nom.

Je nomme ce qui m’échappe

et le désir qui me tue,

j’appelle et tends les bras pour arrimer le corps

que se disputent l’en-deçà et l’au-delà de l’être.

Que m’importe la déesse ou l’oracle

si la parole jetée te laisse anéantie ?

J’ai glorifié Apollon, rêvé avec Dionysos,

tendu l’arc de la prophétie

sans me soucier de la cible efficace.

Il n’y avait que vous, déchirée,

il n’y avait que toi, égarée,

et un secret si clair qu’il ne se pouvait dire.

 

 

Pourquoi venir à découvert

si la lumière est incertaine autant que l’ombre ?

Où est passé l’autre corps,

le corps sans défense, le corps sans accord ?

Etiez-vous seule depuis les origines

et seulement victime de vos propres sujétions ?

Pourquoi auriez-vous au creux de vous

un tyran, un père, une tombe ?

Pourquoi ces bâillons de sang

débordés par les peurs ?

Qui voudrait dévoiler l’âge d’une déesse ?

Qui voudrait se complaire à des jeux immortels ?

Je songe à dénuder plus que le blanc de vos yeux.

Je songe à débusquer plus que des mots sur vos lèvres.

Je songe à aimer plus que l’aube d’un songe.

 

 

Que me veut la parole,

Que me vaut son combat ?

Je reste immobile, étanche,

sous les rafales de cette poussière d’or...

 

               Le dieu qui n’existe pas

               t’a donné des égarements, des fureurs livides.

               Tu agences le monde et le désordonne

               Selon ton image tremblée...

 

Fuyez à toutes fins utiles,

tournez le dos aux murailles,

le salut s’il en est un

se trouve sur les grèves dispersées...

 

               Le fleuve est si sombre désormais

               que chacun se tient dans la nuit

               sa pièce d’argent entre les crocs

               sans repérer l’embarcadère.

               Même le nautonier ne passe plus qu’à la nage...

 

 

CHARON (voix off)

 

Trempé, oui, dégouttant de tous les miasmes du courant,

de toutes les pourritures renaissantes.

Quel métier ! Quelle misère ! et l’on me voudrait moins avare,

moins acharné à faire le tri des trépassés !

 

J’ai brûlé mes voiles et mes dernières torches,

il n’est plus de lueur pour mener de la nuit à la nuit,

il n’est plus qu’une brise noire

contre les exilés en attente sur le seuil.

 

Débrouillez-vous avec vos victimes,

ouvrez d’autres parcs d’oubli, d’autres fondrières,

d’autres zones de transit, d’autres enfers !

 

J’en ai fini de vos suppliques, de vos supplices.

Je garde pour moi l’ironique infamie d’aborder l’autre rive

et d’en pouvoir repartir ni mort ni vif.

 

 

Avec les dieux, le vieux Charon s’illusionne.

L’ancien passage est déserté.

De l’autre côté il n’y a plus personne

si jamais il y eut des ombres

à l’œuvre dans les tissages de l’ombre.

Vous n’avez plus à souffrir qu’on vous force,

vous n’avez plus à épeler l’alphabet des limbes

non plus qu’à ranimer la transe de la tribu.

Votre rire va gommer jusqu’au nombril du monde.

En quittant votre office

vous viderez les lieux de tout souffle divin.

Celui-là est en vous

comme un rouge-gorge fragile

qu’aucune croyance ne peut immoler.

Il n’est pas vrai que se serait perdu

l’ultime écho du chant ultime

ni que la parole d’elle-même engendrerait la parole.

Vous êtes par chance et mégarde peut-être

une inspiratrice inspirée,

une femme pareille à une source ravivée

pour ne plus refléter d’infernales grimaces

ou craindre plus que de raison

une errance fatale,

un exode sans fin.

C’est votre soif qui va tout irriguer,

votre faim qui va tout affamer.

 

 

J’ai répondu à tant de questions

que je n’entendais pas,

rimé tant de divinations

étrangères à ma voix,

que je réchappe du sacrifice

sans autre certitude que d’être

plus vivante que les démons ou les dieux,

avec mes mains aux hanches, aux épaules,

au creux du ventre et sur les reins,

avec ce feu dans le sang

comme un souffle qui m’alarme, me submerge, me guette.

Je suis encore une inconnue

à plusieurs inconnues qui ne veulent pas renaître

mais tenter dans l’instant de piéger l’éphémère

jusqu’au dernier matin de la morte-saison.

Et je pressens que tout ira trop vite,

que çà me laissera désemparée, muette,

comme si le cavalier au galop dans la plaine

marquait le tempo sourd d’un sursis qui s’épuise...

A nouveau je prédis, sermonne le futur...

Il est plus que temps pourtant

de virer les offrandes, la farine, les lauriers,

plus que temps d’exulter en corps et en esprit.

Je ne dis plus TU ES, je ne dis pas JE SUIS,

Je danse sans un pas à l’aplomb de moi-même

et gagne les chemins où je pourrai danser.

 

 

Epilogue (voix off)

 

Tout n’est que sable et cendre,

fleurs et feux,

passage des corps

au tamis du soleil.

 

Tout n’est que signe et sang,

or et os,

retour de l’éternel

dans le limon du temps.

 

Ici le seuil

est un songe,

sans le ciel.

 

Rien que la terre

rien que le fil de l’eau,

plus une barque vide.

 

 

Ouvrir le chant

Le Castor Astral, 93500, Pantin / Ecrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 1994

Du même auteur :

Sur un thème de Walt Whitman (18/12/2014)

Ein grab in der luft (15/10/2017)

Planisphères (15/10/2018)

Ce n’est pas pour ce monde-ci (15/10/2019)

Vieux chaman (03/04/2021)

çà cavale (I) (14/10/2021)

çà cavale (II) (03/04/2022)

çà cavale (III) (15/10/2022)

« Caravane des caravanes... »  (03/04/2023)

En vue soudain (22/04/2024)

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