Philippe de Thaun (1100 - ?) : La sirène
"Bestiarius de Philippe de Thaon (Bibliothèque royale de Copenhague)
La sirène
Sirène la mer hante,
Dans la tempête chante,
Et pleure par beau temps,
Car tel est son talent.
De femme elle a la forme
Jusques à la ceinture
Et les pieds de faucon
Et la queue d'un poisson.
Quand se veut réjouir,
Haut et clair elle chante
Et quand le nautonier
Qui va sur mer l'entend,
Il en oublie sa nef
Et bientôt il s'endort.
Gardez-en la mémoire,
Car cela a du sens.
Que sont sirènes ? Sont
Richesses de ce monde :
La mer montre ce monde,
La nef, gens qui y sont,
L'âme est le nautonier,
La nef, le corps qui nage.
Sachez que font souvent
Les richesses du monde
Pécher l'âme en son corps :
C’est nef et nautonier,
L'âme en péché s'endort
Pour ensuite périr.
Les richesses du monde
Font de grandes merveilles :
Elles parlent et volent,
Vous tirent par les pieds
Et vous noient. Pour cela
Et de cette façon
Les sirènes peignons :
Le riche a la parole,
Sa renommée s’envole ;
Les pauvres, il les étreint,
Les attire et les noie.
Sirène est du même être
Chante dans la tempête,
Telle richesse au monde
Aux riches confondue.
C'est chanter en tempête
Quand richesse est si maître
Que pour elle on se pend
Et se tue de tourments.
La sirène en beau temps
Pleure et se plaint toujours.
Quand on laisse richesse
Et pour Dieu la méprise,
C’est alors la belle heure
Et la richesse pleure :
Sachez ce que veut dire
Richesse en cette vie.
Bestiaire, chapitre 15 : Serena
(entre 1121 et 1135)
Traduit de l’anglo-normand par Pierre Seghers
In, « Le livre d’or de la poésie française, des origines à 1940 »
Editions Marabout