Michel Butor (1926 – 2016) : Paysages planétaires (1-5)
Paysages planétaires
(1-5)
1
(ALASKAMAZONIE)
Les cimes des conifères
le royaume des corbeaux
la petite et la grande Ourse
les aurores boréales
les restes des chercheurs d’or
les traîneaux sur la toundra
les mâts généalogiques
le cuivre et les dents de morse
La mer, houles et replis, avec les cris des mouettes, grand large et marées,
avec les chants des baleines au loin. Par les fenêtres du navire nous voyons
défiler fjords et glaciers. Soudain des blocs se détachent et tombent dans les
chenaux en éclaboussant. Voici des chasseurs qui rentrent avec viandes et
fourrures.
L’empire des colibris
les aurores boréales
cyclones dévastateurs
les traîneaux sur la toundra
les radeaux sur les grands fleuves
le cuivre et les dents de morse
les auréoles de plume
le royaume des corbeaux
Le fleuve grand comme la mer, méandres et rapides avec les cris des singes,
embarcadères et jangadas avec les feulements des jaguars au loin. Par les
fenêtres du navire nous voyons s’envoler les oiseaux éclatants parmi les lianes
qui tombent des hautes branches des arbres immenses. Voici des archers qui
rentrent avec élytres et plumes.
Les restes des chercheurs d’or
les récolteurs d’hévéa
les mâts généalogiques
le théâtre abandonné
les cimes des conifères
les lianes dégoulinant
la petite et la grande Ourse
les condors et les pumas
Le port entre la mer et le fleuve, grues et treuils avec les cris des
manœuvres, drames et remorqueurs avec une mélodie au loin. Nous
voyons s’exaspérer les machines dans les conserveries. Voici des matelots
qui cherchent fortune. Le froid salue la chaleur ; les rouages rêvent de
solitude ; les latitudes se recouvrent dans la transe des danseurs. La mer ; le
fleuve.
Les radeaux sur les grands fleuves
le théâtre abandonné
les auréoles de plumes
les lianes dégoulinant
l’empire des colibris
les condors et les pumas
cyclones dévastateurs
les récolteurs d’hévéa.
2
(GAMELANG CELTIBERE)
Mêlant leurs piétinements
au tintement des monnaies
entre dolmens et menhirs
les héros des anciens temps
découvrant leur vraie nature
parmi grèves et forêts
dans les halles et les foires
parmi vaches et chevaux
Au-dessus des marais se découpe le faubourg industriel avec ses toits en
dents de scie, ses cheminées avec panaches de noirceur, ses rangées de
maisons, ses manifestations et ses descentes de police. Issus des déchirures
entre les nuages, des rayons de plus en plus horizontaux éveillent des cuivres
dans les vitres. Sous la pluie les cornemuses rêvent de soleil.
Dans les marchés surpeuplés
les héros des anciens temps
mêlant leurs cris et senteurs
parmi grèves et forêts
sous le théâtre des ombres
parmi vaches et chevaux
répètent leurs aventures
au tintement des monnaies
Les pays arides projettent leurs sites sur l’écran des vapeurs. L’Australie
succède à l’Espagne. Les oiseaux poursuivent leurs migrations. Les taureaux
mugissent dans l’arène. Notre foule en traverse une autre. Des vignes
andalouses aux tamis des chercheurs d’or, dans la torpeur, guitares et
didjeridoos rêvent de rosées.
Découvrant leur vraie nature
aux promesses des marchands
dans les halles et les foires
les enfants émerveillés
mêlant leurs piétinements
parmi jungles et cités
entre dolmens et menhirs
parmi cochons er canards
Des arcs-en-ciel passent d’île en île. Nous voyons très sérieusement une
mosquée à la place d’une usine ; les affiches s’animent en théâtre d’ombres.
Sur le faubourg industriel, l’œil de Vénus, dans une éclaircie, dirige les
carillons vers la nuit.
Sous le théâtre des ombres
les enfants émerveillés
répètent leurs aventures
parmi jungles et cités
dans les marchés surpeuplés
parmi cochons et canards
mêlant leurs cris et senteurs
aux promesses des marchands
3
(ETATS ZUNI)
Vrombissement des avions
le tumulte des machines
les cantiques dans les rues
les sirènes policières
les coups de feu dans la nuit
le grésillement des tubes
jaillissement des geysers
contrebasse et batterie
Entre l’avion et le métro le prédicateur rassemble ses ouailles. Vite. Entre le
métro et les voitures les chœurs se font signe. Plus vite. Entre les voitures et le
métro les couleurs se tressent. Encore plus vite. Entre le métro et l’avion la
portière claque. Urgence.
Les maison de terre douce
les sirènes policières
maïs de toutes couleurs
le grésillement des tubes
dans le solstice d’hiver
contrebasse et batterie
martèlement des tambours
le tumulte des machines
Un incendie éclate sur l’aéroport. Angoisse. Les tambours transmettent
l’alarme jusqu’aux grandes plaines, jusqu’aux rochers monumentaux dans le
désert. Confusion. Les tambours battent le rappel des esprits. Soupirs.
Les coups de feu dans la nuit
vanneries feutres bijoux
jaillissements des geysers
un reflet d’Eldorado
vrombissement des avions
tissages et broderies
les cantiques dans les rues
les masques et les hochets
Les voyageurs sont invités à se détendre dans un bar. Patience. Des
voitures s’échappent. Vigilance. Les camions se calment. Soulagement.
Des ogives se croisent dans les voûtes du ciel où les orgues des horizons
échafaudent leurs restaurations.
Dans le solstice d’hiver
un reflet d’Eldorado
martèlement des tambours
tissages et broderies
les maison de terre douce
les masques et les hochets
maïs de toutes couleurs
vanneries feutres bijoux
4
(CANADA CATHAY)
Les glaçons à la dérive
entre les forêts d’érables
piétinement dans la neige
patinage sur les lacs
le train régulièrement
sur la plaine immaculée
les croisements des camions
la vibration des pylônes
Crépitements, explosions, souffles de forge, écroulements. Les flammes
gagnent. Il ne restera bientôt plus rien de la prairie. Le bétail fuit. Toute la
province est menacée, la nation, le continent même. Les Indiens survivants
essaient d’opposer au sinistre ce dont ils se souviennent de leurs incantations
de jadis, de le contenir par l’édification d’une sorte de muraille de Chine
mentale.
Brisements dans les allées
patinage sur les lacs
les pinceaux déposent l’encre
sur la plaine immaculée
le pincement de la corde
la vibration des pylônes
céramiques et baguettes
entre les forêts d’érables
Mais rien n’y fait ; le tapis déroule ses langues acérées et sinueuses
jusqu’aux rails, jusqu’à la gare où des exilés se hissent dans le train pour
aller sauter dans l’avion d’où l’on regardera à peine le passage des archipels
en attendant l’atterrissage et la découverte de la grande ville en transformation
autour de sa cité qui n’est plus interdite, autour de son palais naguère impérial
sous la montagne de charbon, avec ses opéras, céramiques, oriflammes et
amères récapitulations, remontées de splendeurs et d’horreurs.
Le train régulièrement
sur l’océan de papier
le croisement des camions
le parfum des orchidées
les glaçons à la dérive
entre bambous et pruniers
piétinement dans la neige
la garde sur la Muraille
Pour s’en revenir enfin, chargé d’idéogrammes et de bronze, de l’autre côté
de la mer où les flammes auront tout dévoré sur la prairie que recouvre
maintenant miséricordieusement la neige sur laquelle les ombres des nuages
improvisent leurs lavis.
Le pincement de la corde
le parfum des orchidées
céramiques et baguettes
entre bambous et pruniers
brisements dans les allées
la garde sur la Muraille
les pinceaux déposent l’encre
sur l’océan de papier
5
(CARAÏBES OURALOCEANNIENNES
La steppe battue des vents
parcourue de longues vagues
sous la barre des montagnes
de grands troupeaux de chevaux
s’enfilent dans les sentiers
quand les carillons commencent
lançant leurs incantations
d’horizon en horizon
La steppe roule en grandes vagues que les chevaux dévalent comme des
dauphins, se dépassant, caracolant, s’ébrouant, se roulant dans l’écume de
poussière. Chargeant depuis le second horizon qu’une pointe de galop
découvre derrière le premier, le vent apporte le refrain d’une mère
apaisant son enfant.
Robes à doubles volants
quand les carillons commencent
les guitaristes s’arrêtent
d’horizon en horizon
le champ de la canne à sucre
parcouru de longues vagues
par-devant les rhumeries
de grands troupeaux de chevaux
Des tourbillons de fumée font virer les hautes herbes, apportant avec eux
des échos d’outre-désert et d’outre-mer, d’outres-villes et d’outre-neige. Par ici
on devine le Caucase, par là ce sont plutôt les Andes. Des lignes plus ou moins
régulières relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée. Dans
les étages des torrents, on observe des raz-de-marée miniatures. Par ici on
devine les Antilles, par là ce sont plutôt les Tonga. Les oiseaux répondent aux
sirènes.
Sous la barre des montagnes
les tambours aidant la danse
s’enfilent dans les sentiers
tournent dans le crépuscule
lançant leurs incantations
pour allumer leurs cigares
la steppe battue par les vents
s’étend à perte de vue
Les vagues de la steppe deviennent liquides et brassent les souvenirs que les
cyclones ramènent de leurs tours du monde, les grandes villes d’Europe
d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts ; et au milieu des eaux, la mère
nullement dépaysée continue ses couplets pour réendormir son enfant réveillé
par le passage d’un avion.
Le champ de la canne à sucre
s’étend à perte de vue
par-devant les rhumeries
les tambours aidant la danse
Robes à doubles volants
tournent dans le crépuscule
les guitaristes s’arrêtent
pour allumer leurs cigares
1993
Seize lustres. Poésie
Editions Gallimard, 2006
Du même auteur :
« Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)
Le tombeau d’Arthur Rimbaud (12/08/2016)
Vers l’été (12/08/2017)
Lectures transatlantiques (12/08/2018)
Les commissures du feu (12/08/2019)
Paysages planétaires (6 -10) (12/08/2021)
Paysages planétaires (11 -16) (12/08/2022)
In Memoriam Paule Thévenin (12/08/2023)
La ville engloutie (12/08/2024)