Michel Butor (1926 – 2016) : Paysages planétaires (11 -16)
Paysages planétaires
(11-16)
11
(DALLAGE ARABESQUE)
Les tulipes d’Ispahan
les perles du grand Moghol
les nigelles de Damas
les ramages de Golconde
les ombres des minarets
les fontaines dans les cours
les jalousies d’Istanbul
les sourires sous les voiles
Emportés par le vent d’ondulation en ondulation, nous survolons d’abord
Deir el-Qamar, le couvent de la Lune dans les montagnes du Liban, puis la
région des coptes dans la vallée du Nil où les vestiges de Tell al-Amarna, la
capitale maudite du pharaon hérétique Akhénaton, découverts par les
archéologues du siècle dernier, sont de nouveaux enfouis dans le sable. On a
goûté à quelques fruits de l’arbre du savoir.
Les religions en colère
les ramages de Golconde
l’arrivée des caravanes
les fontaines dans les cours
les colonnes de ténèbres
les sourires sous les voiles
les cèdres sur la montagne
les perles du grand Moghol
Nous faisons un détour jusqu’à la vallée du Gange, Bénarès avec ses
bûchers. Brillent maintenant sous notre tapis les briques émaillées d’Ispahan,
les carreaux de faïence d’Istanbul.
Les ombres des minarets
les prophètes affolés
les jalousies d’Istanbul
l’arc-en-ciel d’apaisement
les tulipes d’Ispahan
les palmiers des oasis
les nigelles de Damas
les faïences irisées
Après un dernier virage au-dessus d’éboulis et de cratères, de chars
abandonnés, de statues en morceaux, nous nous posons sur une terrasse du
palais volant d’Haroun al-Rachid venu, brusquement réveillé de son sommeil
de délices, se lamenter sur ce qu’il est advenu de sa ville.
Les colonnes des ténèbres
l’arc-en-ciel d’apaisement
les cèdres sur la montagne
les palmiers des oasis
les religions en colère
les faïences irisées
l’arrivée des caravanes
les prophètes affolés
12
(ETHIOPIE BRESILIENNE)
Le dimanche des Rameaux
l’échappé de Charleville
le triage du café
bondissement des gazelles
un haut-parleur déréglé
la pluie sur les toits de tôle
le passage des nomades
les énigmes de la reine
La procession dans les églises souterraines. On remplit les fonts baptismaux
où chacun plonge la main pour se signer. Le vent dans la montagne, les
craquements repris par les échos. Des files de cierges nous mènent d’un
monolithe à l’autre, de plus en plus profondément. On longe des forêts de
champignons phosphorescents.
Mélanges de jus de fruits
bondissement des gazelles
jeux de ballons sur la plage
la pluie sur les toits de tôle
les processions en fanfare
les énigmes de la reine
l’approche du carnaval
l’échappé de Charleville
Puis de nouveau ce sont les escaliers de grès pourpre avec les flammes
tremblantes, les lyres et les encensoirs. Notre foule en traverse une autre avec
des torches, des éventails de plumes, des grelots sur toutes les coutures et des
miroirs qui se transmettent les uns aux autres les éclats du Soleil venus d’une
toute autre direction.
Le haut-parleur déréglé
les cascades d’Iguazú
le passage des nomades
l’opéra dans la forêt
le dimanche des Rameaux
maracas et tambourins
le triage du café
la démarche des tatous
Nous nous sommes frôlés sans nous mêler. Chacun continue sur sa lancée.
Nous sommes désormais complètement séparés. Les mères serrent leurs bébés
dans leurs bras en continuant la descente. Nous débouchons en pleine nuit sur
l’extérieur dans l’enchantement de la Lune.
Les processions en fanfare
l’opéra dans la forêt
l’approche du carnaval
maracas et tambourins
mélanges de jus de fruits
la démarche des tatous
jeux de ballons sur la plage
les cascades d’Iguazú
13
(MELATLANTIDE)
Les poitrines les genoux
les mains et les chevelures
les palissades les tombes
gémissements percussions
découpures et forêts
éventails transpirations
caresses baiser soupirs
chasses fumées nostalgies
Sur les pentes des Alpes les bouviers en culottes de cuir se font de grands
signes et se répondent en évoquant des voyages lointains : les grandes villes
d’Europe d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts, leurs églises et leurs
musées.
Les remparts et les colonnes
gémissements percussions
trières à grandes voiles
éventails transpirations
déclamations perspectives
chasses fumées nostalgies
les ventres et les regards
les mains et les chevelures
Puis au-delà des mers, après des heures d’avion, celles de l’Amérique d’une
côte à l’autre. Froissements de dollars, dégringolades de pièces.
Découpures et forêts
halètements discussions
caresses baiser soupirs
peintures perles cristaux
les poitrines les genoux
les lèvres et les chevilles
les palissades les tombes
ébranlements sifflements
Dans les maquis de Corse les bergers soucieux d’indépendance imaginent
des pont-levis clandestins dont les piliers s’appuieraient sur îles et continents
pour faire communique Far-West et mers du Sud dans la jam-sessions des
exclus.
Déclamations perspectives
peintures perles cristaux
les ventres et les regards
les lèvres et les chevilles
les remparts et les colonnes
ébranlements sifflements
trières à grandes voiles
halètements discussions
14
(LABRA D’OR)
Le blizzard vient fustiger
le village des igloos
où les caribous s’endorment
sous une vague de neige
les chiens tirent les traîneaux
jusqu’aux ports de la banquise
où fument les cheminées
des fabricants de conserves
Le vent file sur la banquise en soulevant des tourbillons de neige fine et
soudain des blocs se détachent et tombent dans des chenaux en éclaboussant.
Les hommes remontent leurs kayaks et organisent leurs campements autour de
grosses lampes à huile de phoque, taillées dans la pierre tendre.
Toutes les peaux nettoyées
sous une vague de neige
les loups hurlant sous la lune
jusqu’aux ports de la banquise
en quittant les entrepôts
des fabricants de conserves
le trappeur vient visiter
le village des igloos
Ils s’installent très loin les uns des autres, de telle sorte qu’ils n’aperçoivent
leurs lueurs que d’horizon à horizon, juste pour garder le contact. Une jeune
anthropologue courageuse dans ses fourrures dispose ses appareils pour
enregistrer les improvisations qui aident à passer la longue nuit.
Les chiens tirent les traîneaux
jusqu’aux faubourgs des cités
où fument les cheminées
des trafiquants de fourrures
le blizzard vient fustiger
la cabane de rondins
où les caribous s’endorment
dans la lumière des flammes
Dans les bras du fleuve difficile à repérer sous la blancheur, un brise-glace
laboure son passage. Parvenu dans une espèce de lac assez bien dégagé,
l’équipage arrête les machines pour quelques heures de détente et beuveries
bien au chaud, puis dormir un peu.
En quittant les entrepôts
des trafiquants de fourrures
le trappeur vient visiter
la cabane de rondins
toutes les peaux nettoyées
dans la lumière des flammes
les loups hurlant sous la lune
jusqu’aux faubourgs des cités
15
(ANDES AFRONIPPONES)
Le condor et l’urubu
vont survoler les rochers
traversant la chute d’eau
propice aux méditations
bondissant dans la ravine
aspergeant de ses écailles
fougères arborescentes
singes serpents papillons
Les flammes dévorent les herbes sèches. Ronflements et cris, craquements
d’écorce ; les animaux fuient. Nos musiques suffiront-elles à préserver nos
cabanes ? D’un horizon à l’autre les trompes se répondent pour avertir de
l’imminence du danger. Serait-ce le cataclysme annoncé ? Toute la province
est menacée, toute la nation, le continent même. Ne résistent que quelques îlots
d’humidité. Des fumées remplacent les brumes dans les roseaux.
Tandis que l’exclamation
propice aux méditations
éveille tous les échos
aspergeant de ses écailles
baobabs et cerisiers
singes serpents papillons
l’ibis l’aigrette et la grue
vont survoler les rochers
Enfin le vent apporte la pluie et même la grêle. Les foyers s’espacent. On
mesure l’étendue du désastre. Les flûtes saluent l’apaisement. Les autorités
civiles et religieuses rivalisent de cérémonies à grand spectacle pour fêter les
nouveaux espoirs. Les mères réussissent enfin à consoler leurs enfants apeurés.
Bondissant dans la ravine
faisant briller et trembler
fougères arborescentes
les hommes et leurs bestiaux
le condor et l’urubu
s’enfuyant parmi les nuages
traversant la chute d’eau
des amateurs de vertige
En fait le feu ne s’est pas éteint, mais il a changé de nature. Il est devenu
respirable, habitable, maniable. On est passé de l’autre côté du feu, dans son
envers. On marche sur des braises fraîches entre des arbres de flammes. Nous
buvons aux sources du feu ; nous rivalisons d’éclat avec les oiseaux. La nuit,
tout notre corps devenu paupières ou cendres, couvre les tisons de nos cœurs.
Baobabs et cerisiers
les hommes et leurs bestiaux
l’ibis l’aigrette et la grue
s’enfuyant parmi les nuages
tandis que l’exclamation
des amateurs de vertige
éveille tous les échos
faisant briller et trembler
16
(CHAMANES SAHELIENS)
Le crissement de la glace
les roulements des tambours
pour aller jusqu’à la transe
et trouver le talisman
nous permettant de guérir
les fiévreux et les hagards
et d’assurer les naissances
pour la migration d’été
Nous laissons derrière nous la ville avec ses muezzins fantômes. Méandre
après méandre, le fleuve alimente les marais. Dans une région plus sèche nous
croisons un campement et même un village avec ses antennes. Les tambours
battent le rappel des esprits.
Pour pénétrer le secret
et trouver le talisman
permettant de renforcer
les fiévreux et les hagards
en améliorant la vue
pour la migration d’été
les éboulements du sable
les roulements des tambours
Voici les faubourgs d’une autre ville aux maisons très basses, mais avec
quelques grands immeubles déjà délabrés autour d’une place à fontaines et
mosquées.
Nous permettant de guérir
les enfants et les vieillards
et d’assurer les naissances
jusqu’aux horizons célestes
le crissement de la glace
percussions et rotations
pour aller jusqu’à la transe
et deviner l’élixir
Tout cela disparaît à son tour comme des nuages emportés par le vent
d’ondulation en ondulation, et nous reprenons notre progression difficile
à travers les marais grouillant de la foule des morts.
En améliorant la vue
jusqu’aux horizons célestes
les éboulements du sable
percussions et rotations
pour pénétrer les secrets
et deviner l’élixir
permettant de renforcer
les enfants et les vieillards
Seize lustres. Poésie
Editions Gallimard, 2006
Du même auteur :
« Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)
Le tombeau d’Arthur Rimbaud (12/08/2016)
Vers l’été (12/08/2017)
Lectures transatlantiques (12/08/2018)
Les commissures du feu (12/08/2019)
Paysages planétaires (1-5) (12/08/2020)
Paysages planétaires (6 -10) (12/08/2021)
In Memoriam Paule Thévenin (12/08/2023)
La ville engloutie (12/08/2024)