Michel Butor (1926 – 2016) : In Memoriam Paule Thévenin
Michel Butor, le 5décembre 1964, à Paris. AFP
In Memoriam Paule Thévenin (*)
Je ne l’ai jamais rencontré
le grand écartelé vivant
le grand furieux le grand hurleur
mais j’ai toujours dans mon silence
son cri comme un glapissement
de bête acculée dans un piège
le foie mordu par un vautour
dans son débat avec la foudre
Et certes si j’ai beaucoup lu
depuis Le théâtre et son double
découvert je m’en souviens bien
sur la place de la Sorbonne
par une journée de soleil
au temps de la Libération
ses livres je m’en veux pourtant
de ne l’avoir assez fouillé
Mais je vous ai vue tant de fois
déchiffrer ces brouillons brûlants
et reprendre indéfiniment
pour mieux approcher de la flamme
abandonnant vos premiers jets
aux enfants de quelques amis
pour y dessiner leurs progrès
dans les fourrés de la croissance
J’ai même fait un cours sur lui
étant professeur à Genève
me disant que peut-être un jour
cela deviendrait quelque livre
parmi mes Improvisations
mais j’ai retardé retardé
craignant trop de vous décevoir
maintenant vos yeux sont fermés
Quand j’écrivais Mille et un plis
pour trouver des rêves “classiques”
j’ai scruté les surréalistes
puisqu’ils en avaient tant parlé
portant ma lampe de mineur
dans les strates de leurs ouvrages
et des siens en particulier
parmi les nappes de grisou
Quand je sens cette véhémence
quand j’entends sonner ce tocsin
un peu comme le battement
du coeur qu’entend le nourrisson
dès avant son accouchement
son débarquement dans le froid
son tympan percé par les flèches
de sons suraigus tout nouveaux
Je me demande un peu comment
vous avez pu me supporter
moi qui cherchais surtout le calme
à faire survivre les miens
parmi les sourires des loups
à éviter les chausses-trappes
que l’on me tendait çà et là
tout en gardant ma courtoisie
Mais vous avez su m’écouter
m’admettre auprès de ce grand frère
et de quelques autres toujours
apparemment pleine d’épines
prête à l’insulte comme si
vous cherchiez à manifester
le scandale d’une existence
dont vous exploriez le malheur
Impossible donc de penser
à lui sans penser aussitôt
à vous sa fille d’élection
à vous sans que ce grand fantôme
se dresse en agitant ses chaînes
éclairant de son rougeoiement
le château d’incarcération
qu’il promenait autour de lui
Nietzsche disait philosopher
à coups de marteau oui mais quand
on vous a privé de marteau
que reste-t-il pour éviter
de se casser la pauvre tête
contre les murs de la prison
quand les bourreaux qui vous possèdent
s’extériorisent en espions
Comme la langue fait défaut
tous les mots se révélant traîtres
on frappe désespérément
aux portes de la surdité
qui se durcissent s’épaississent
se couvrent de clous et tranchants
si bien qu’on a les mains en sang
dans le vertige du refus
Seigneur que j’aurais bien voulu
révérer comme mes parents
et professeurs me l’enseignaient
si vous existez dites-moi
comment avez-vous pu créer
vous qu’on déclarait tout-puissant
un monde où la souffrance est telle
et moi dans un tel désarroi
Car nous ne pourrons jamais croire
que c’est là le meilleur des mondes
avouez donc votre impuissance
tout aussi malheureux que nous
c’est vrai qu’on vous a crucifié
et vous vous êtes laissé faire
vous voyez ça n’a rien changé
il n’y a plus que des victimes
Mais alors les cérémonies
malgré leurs beautés que j’admire
mieux que quiconque ne sauraient
plus nous aider le moins du monde
je n’en veux plus je n’en peux plus
ce que je veux manifester
en m’aidant de leur liturgie
c’est la déchirure absolue
Ce n’est pas seulement le voile
du temple qui s’est déchiré
c’est le voile du monde entier
qui ne cesse de découvrir
dans un crépitement de guerres
des horreurs des beautés nouvelles
qu’il nous faut métamorphoser
dans un théâtre des merveilles
Où cela me mènera-t-il
je l’ignore je me débats
dans une forêt de mensonges
peuplée de singes faux acteurs
qui jouent sans s’en apercevoir
dans un faux décor et je frappe
les interminables trois coups
pour que le rideau se relève
Je prépare dans les coulisses
le plus sournois embrasement
qui fera jaillir la lumière
de toutes les erreurs anciennes
un bûcher pour tous les bûchers
canonisation des sorcières
dieux et démons venez m’aider
supplications suppliciations
Voyez ici le coup de dés
qui abolira le hasard
enfin le jugement premier
qui nous rouvrira les vantaux
de l’esquisse d’un paradis
d’où nous avons été chassés
iniquement mais attention
le spectacle va commencer
(*) PauleThévenin est l’éditrice des oeuvres compètes (en 28 volumes) d’Antoni Artaud (Editions Gallimard)
Seize Lustres
Editions Gallimard, 2006
Du même auteur :
« Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)
Le tombeau d’Arthur Rimbaud (12/08/2016)
Vers l’été (12/08/2017)
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