Yves Bonnefoy (1923 – 2016) : Le fleuve
Le fleuve
Mais non, toujours
D’un déploiement de l’aile de l’impossible
Tu t’éveilles, avec un cri,
Du lieu, qui n’est qu’un rêve. Ta voix, soudain,
Est rauque comme un torrent. Tout le sens, rassemblé,
Y tombe, avec un bruit
De sommeil jeté sur la pierre.
Et tu te lèves une éternelle fois
Dans cet été qui t’obsède.
A nouveau ce bruit d’un ailleurs, proche, lointain ;
Tu vas à ce volet qui vibre... Dehors, nul vent,
Les choses de la nuit sont immobiles
Comme une avancée d’eau dans la lumière.
Regarde,
L’arbre, le parapet de la terrasse,
L’aire, qui semble peinte sur le vide,
Les masses du safre clair dans le ravin,
A peine frémissent-ils, reflets peut-être
D’autres arbres et d’autres pierres sur un fleuve.
Regarde ! De tout tes yeux regarde ! Rien d’ici,
Que ce soit cette combe, cette lueur
Au faîte dans l’orage, ou le pain, le vin,
N’a plu cet à jamais de silencieuse
Respiration nocturne qui mariait
Dans l’antique sommeil
Les bêtes et les choses anuitées
A l’infini sous le manteau d’étoiles.
Regarde,
La main qui prend le sein,
En reconnaît la forme, en fait saillir
La douce aridité, la main s’élève,
Médite son écart, son ignorance,
Et brûle retirée dans le cri désert.
Le ciel brille pourtant des mêmes signes,
Pourquoi le sens
A-t-il coagulé au flanc de l’Ourse,
Blessure inguérissable qui divise
Dans le fleuve de tout à travers tout
De son caillot, comme un chiffre de mort,
L’afflux étincelant des vies obscures ?
Tu regardes couler le fleuve terrestre,
En amont, en aval la même nuit
Malgré tout ces reflets qui réunissent
Vainement les étoiles aux fruits mortels.
Et tu sais mieux, déjà, que tu rêvais
Qu’une barque chargée de terre noire
S’écartait d’une rive. Le nautonier
Pesait de tout son corps contre la perche
Qui avait pris appui, tu ignorais
Où, dans les boues sans nom du fond du fleuve.
O terre, terre,
Pourquoi la perfection du fruit, lorsque le sens
Comme une barque à peine pressentie
Se dérobe de la couleur et de la forme,
Et d’où ce souvenir qui serre le cœur
De la barque d’un autre été au ras de herbes ?
D’où, oui, tant d’évidence à travers tant
D’énigme, et tant de certitude encore, et même
Tant de joie, préservée ? Et pourquoi l’image
Qui n’est pas l’apparence, qui n’est pas
Même le rêve trouble, insiste-t-elle
En dépit du déni de l’être ? Jours profonds,
Un dieu jeune passait à gué le fleuve,
Le berger s’éloignait dans la poussière,
Des enfants jouaient haut dans le feuillage,
Rires, batailles dans la paix, les bruits du soir,
Et l’esprit avait là son souffle, égal...
Aujourd’hui le passeur
N’a d’autre rive que bruyante, noire
Et Boris de Schloezer, quand il est mort
Entendant sur l’appontement une musique
Dont ses proches ne savaient rien (était-elle, déjà,
La flûte de la délivrance révélée
Ou un ultime bien de la terre perdue,
« Œuvre », transfigurée ?) – derrière soi
N’a laissé que ces eaux brûlées d’énigme.
O terre,
Etoiles plus violentes n’ont jamais
Scellé l’orée du ciel de feux plus fixes,
Appel plus dévorant de berger dans l’arbre
N’a jamais ravagé été plus obscur.
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Terre,
Qu’avait-il aperçu, que comprenait-il,
Qu’accepta-t-il ?
Il écouta, longtemps,
Puis il se redressa, le feu
De cette œuvre qui atteignait,
Qui sait, à une cime
De déliements, de retrouvailles, de joie
Illumina son visage.
Bruit, clos,
De la perche qui heurte le flot boueux,
Nuit
De la chaîne qui glisse au fond du fleuve.
Ailleurs,
Là où j’ignorais tout, où j’écrivais,
Un chien peut-être empoisonné griffait
L’amère terre nocturne.
Dans le leurre du seuil
Editions du Mercure de France, 1975
Du même auteur :
« Que saisir sinon qui s’échappe… » (03/06/2014)
Théâtre (03/06/2015)
L’été de nuit (13/06/2016)
Le myrte (13/06/2017)
Deux barques (13/06/2018)
La pluie sur le ravin (13/06/2019)
Dans le leurre du seuil (13/06/2021)
Dans le leurre des mots (13/06/2022)
La maison natale (13/06/2023)
Le tout, le rien (13/06/2024)