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Le bar à poèmes
8 avril 2020

Rutebeuf (1230 -1285) : La grièche d’hiver

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 La grièche d’hiver

 

Quand vient le temps qu’arbre défeuille

quand il ne reste en branche feuille

qui n’aille à terre,

par la pauvreté qui m’atterre,

qui de toutes parts me fait guerre,

près de l’hiver,

combien se sont changés mes vers,

mon dit commence trop divers

de triste histoire.

Peu de raison, peu de mémoire

m’a donné Dieu, le roi de gloire,

et peu de rentes,

et froid au cul quand bise vente :

le vent me vient, le vent m’évente

et trop souvent

je sens venir et revenir le vent.

La grièche m’a promis autant

qu’elle me livre :

elle me paie bien et bien me sert,

comme le sou me rend la livre

de grand misère.

La pauvreté m’est revenue,

toujours m’en est la porte ouverte,

toujours j’y suis

et jamais je ne m’en échappe.

Par pluie mouillé, par chaud suant :

Ah le riche homme !

Je ne dors que le premier somme.

De mon avoir, ne sais la somme

car je n’ai rien.

Dieu m’a fait le temps bien propice :

noires mouche en été me piquent,

en hiver blanches.

Je suis comme l’osier sauvage

ou comme l’oiseau sur la branche ;

l’été je chante,

l’hiver je pleure et me lamente

et me défeuille ainsi que l’arbre

au premier gel.

En moi n’ai ni venin ni fiel :

ne me reste rien sous le ciel,

tout passe et va.

Les enjeux que j’ai engagés

m’ont ravi tout ce que j’avais

et fourvoyé

et entraîné hors de ma voie.

J’ai engagé des enjeux fous,

je m’en souviens.

Or, bien le vois, tout va, tout vient :

Tout venir, tout aller convient

hors les bienfaits.

Les dés que les détiers ont faits

m’ont dépouillé de mes habits ;

les dés m’occient,

les dés me guettent et m’épient,

les dés m’assaillent et me défient,

cela m’accable.

Je n’en puis rien si je m’effraie :

Ne vois venir avril et mai,

Voici la glace.

Or j’ai pris le mauvais chemin ;

Les trompeurs de basse origine

m’ont mis sans robe.

Le monde est tout rempli de ruse,

et qui ruse le plus s’en vante ;

moi qu’ai-je fait

qui de pauvreté sens le faix ?

Grièche me laisse en paix,

me trouble tant,

et tant m’assaille et me guerroie ;

jamais ne guérirai ce mal

par tel chemin.

J’ai trop été en mauvais lieux ;

les dés m’ont pris et enfermé :

je les tiens quittes !

Fol est qui leur conseil habite ;

de sa dette point ne s’acquitte

mais bien s’encombre,

de jour en jour accroît le nombre.

En été il ne cherche l’ombre

ni chambre fraîche

car ses membres sont souvent nus :

il oublie du voisin la peine

mais geint la sienne.

La grièche l’a attaqué,

l’a dépouillé en peu de temps

et nul ne l’aime.

.................................

 

Traduit du vieux français par Serge Wellens

in, Revue « Poésie 1, N°7 »

Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969

 

Le guignon d’hiver

 

Vers le temps que l’arbre s’effeuille,

qu’il ne reste aux branches feuille

          qui ne tombe à terre,

terrassé par la pauvreté

qui de toutes parts m’assaille

          en cet hiver

qui a bouleversé le cours de ma vie,

je commence mon très triste dit

          par un pitoyable récit.

C’est peu d’esprit et peu de mémoire

que m’a donnés  Dieu, le roi de gloire,

          peu de bien aussi,

et froid au cul quand souffle la bise :

le vent me vente au visage, le vent m’évente,

          et c’est trop souvent

que je sens les rafales du vent.

Le guignon m’avait bien promis

          tout ce qu’il me livre :

il me paie bien, il s’acquitte bien envers moi,

et pour un sou il me rend une livre

          de misère.

Pauvreté s’est de nouveau abattue sur moi

sa porte m’est toujours ouverte,

          je suis toujours chez elle

et jamais je n’ai pu lui échapper.

Être trempé par la pluie, brûlé par le soleil,

          tel est mon riche apanage !

Je ne dors que mon premier sommeil,

je ne connais pas le montant de ma fortune,

          pour la raison que je n’ai rien.

Dieu alterne si bien les saisons pour moi

qu’en été c’est la mouche noire qui me pique,

          en hiver la mouche blanche.  

Je suis comme l’osier sauvage

ou comme l’oiseau sur la branche :

          en été, je chante,

en hiver je pleure et me lamente

et m’effeuille comme la branche

          au premier gel.

Il n’y a en moi ni venin ni fiel :

il ne me reste rien au monde,

          tout suit son cours.

Les tours que je savais

m’ont dépouillé de mon bien,

          et égaré

et détourné de mon chemin.

J’ai risqué des coups insensés,

          je me le rappelle maintenant.

Je le vois bien, tout va, tout vient ;

il faut que tout vienne, que tout s’en aille

          sauf les bienfaits.

Les dés que les fabricants ont faits

m’ont dépouillé de mes vêtements ;

          les dés me tuent

les dés me guettent et m’épient,

les dés m’assaillent et me défient,

          j’en suis accablé.

Je n’y puis rien si je m’inquiète :

je ne vois venir avril ni mai,

          voici la glace.

Je suis maintenant sur la mauvaise pente ;

les trompeurs, maudite engeance,

          m’ont pris mon vêtement.

Le monde est tellement perfide !

Dès qu’on a quelque chose, on parade ;

          mais que dois-je faire,

moi sur qui pèse le fardeau de la pauvreté ?

Le guignon me harcèle,

          il me plonge dans le désarroi,

me livre constamment assauts et combats,

si bien que je ne guérirai jamais

          de mes maux.

J’ai trop hanté les mauvais lieux ;

les dés m’ont séduit, pris au piège,

          j’y renonce !

Il est fou celui qui s’obstine à suivre leurs conseils ;

loin de s’acquitter de sa dette,

          il alourdit sa charge

dont le poids augment de jour en jour.

En été il ne cherche pas l’ombre

          ni la fraîcheur d’une pièce,

car souvent il a les membres nus ;

il oublie la peine de son voisin,

          trop occupé à la sienne.

Le guignon s’est abattu sur lui

et a tôt fait de le dépouiller

          et nul ne l’aime.

Celui qui auparavant l’appelait « mon cousin »

lui dit en riant : « Ici se rompt la trame,

          usée de débauche.

Par la foi que tu dois à sainte Marie,

va donc maintenant au marché de la Draperie

          pour emprunter du drap ;

si le drapier ne veut t’en donner à crédit,

alors cours droit à la foire,

          et va chez les banquiers.

Si tu jures par l’ange saint Michel

que tu n’as sur toi étoffe ou linge

          qui vaille argent,

on te trouvera très beau garçon,

et on te prendra pour ce que tu es :

          on te croira sur parole.

Tu quitteras ces lieux,

de l’argent en poche... ou les mains vides. »

          Voilà donc comment on le paie.

C’est aussi de la sorte que l’om me traite,

          je n’y peux rien.

 

 

Adapté de l’ancien français par Jean Dufournet

in, Rutebeuf : « Poèmes de l’infortune et autres poèmes » 

Editions Gallimard (Poésie), 1986

 

Le dit de la grièche d’hiver

 

Au temps que l’arbre se défeuille

Tant qu’il ne reste en branche feuille

Qui n’aille à terre,

Comme la pauvreté m’atterre

Et de toute part me fait guerre

Au temps d’hiver.

(Ils vont sur un autre air, mes vers)

Voici le dit de mes revers,

Ma pauvre histoire.

Pauvre esprit et pauvre mémoire

M’a donné Dieu, le roi de gloire,

Et pauvre rente

Et froid au cul quand bise vente :

Le vent me vient, le vent m’évente

Et trop souvent

A tout instant je sens le vent.

Grièche avait bien dit avant

Ce qu’elle livre :

Elle paie bien, sans dette à suivre,

Et pour le sou me rend la livre

De pauvreté.

Pauvreté s’est sur moi jetée,

Porte ouverte, hiver comme été,

J’y fus, j’y suis,

Jamais je ne me suis enfui.

Suant de chaud, trempé de pluie :

Je suis riche homme !

Je ne dors que du premier somme,

De mon avoir ne sais la somme :

Et quel avoir ?

Dieu m’a fait des saisons de gloire ;

L’été me point la mouche noire,

L’hiver la blanche,

Je suis comme l’osière franche

Ou comme l’oiseau sur la branche :

L’été, je chante,

L’hiver je pleure et me lamente

Et me dépouille en arbre d’ente

Que le froid nielle.

En moi je n’ai ni venin ni fiel

Et je n’ai plus rien sous le ciel.

Tout va son cours.

Je savais au jeu bien des tours :

Ils m’on tout pris, et sans retour

M’ont fourvoyé,

Hors du chemin m’ont dévoyé.

Des coups déments ai-je essayé,

Je m’en souviens.

Je le vois bien, tout va, tout vient,

Tout va, tout vient, on le dit bien,

Fort les bienfaits.

Les dés que l’artisan a faits

M’ont laissé tout nu, tout défait,

Et comme occis.

Les dés me guettent et m’épient,

Les dés m’assaillent, me défient.

J’en souffre mais,

Pour moi il n’est ni avril ni mai

Tout n’est que glace.

Mauvaise est la voie que je trace.

Ces trompeurs, cette sale race,

Ils m’ont tout pris.

Le siècle est plein de fourberie 

Qui a du bien parade et rit

Et qu’ai-je fait ?

De pauvreté je sens le faix,

Grièche me vole ma paix,

Elle m’abat

Elle m’assaille et me combat :

Ce mal, je n’en guérirai pas.

Tout bien compté,

Je n’ai fait que péricliter :

Les dés m’ont pris et ligoté ;

Je les rejette !

Fol est qui à leur jeu se prête :

Loin de s’acquitter de sa dette,

Il s’en encombre.

Jour après jour en croît le nombre.

L’été, il ne cherche ni ombre

Ni fraîche chambre

Car souvent sont-ils nus, ses membres !

Deuil d’autrui, il ne s’en remembre,

Mais sur moi pleure.

Grièche surgie en malheur

L’a dépouillé en quelques heures.

Adieu, baisers !

Tel qui savait le courtiser

Dit en riant : « Tu t’es usé

Au jeu maudit !

Par sainte Marie, je le dis,

Va donc te fournir à crédit

Sans rien avoir !

Si le drapier ne veut te croire,

Va–t‘en alors droit à la foire

Au Pont-au-Change,

Jurant par Saint-Michel archange

N’avoir droit en échange

Pas çà d’argent...

On se dira : « Quel beau sergent ! »

Tu seras bien vu par les gens :

On te croira

Et pour lors, toi, tu t’en iras

Nanti d’argent ou de bon drap. »

Telle est ma paie !

C’est ainsi que l’on me démet.

Je n’en peux mais.

 

Traduction de Françoise Morvan

In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver

et autres poèmes de l’infortune »

Editions Mesures, 2023

Du même auteur :

Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de grève (08/04/2019)

La grièche d’été / La griesche d'este (08/04/2021)

La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)

Le mariage Rutebeuf (08/04/2023)

La complainte Rutebeuf  (1à 3) (08/04/2024)

 

 

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