Rutebeuf (1230 -1285) : La grièche d’hiver
La grièche d’hiver
Quand vient le temps qu’arbre défeuille
quand il ne reste en branche feuille
qui n’aille à terre,
par la pauvreté qui m’atterre,
qui de toutes parts me fait guerre,
près de l’hiver,
combien se sont changés mes vers,
mon dit commence trop divers
de triste histoire.
Peu de raison, peu de mémoire
m’a donné Dieu, le roi de gloire,
et peu de rentes,
et froid au cul quand bise vente :
le vent me vient, le vent m’évente
et trop souvent
je sens venir et revenir le vent.
La grièche m’a promis autant
qu’elle me livre :
elle me paie bien et bien me sert,
comme le sou me rend la livre
de grand misère.
La pauvreté m’est revenue,
toujours m’en est la porte ouverte,
toujours j’y suis
et jamais je ne m’en échappe.
Par pluie mouillé, par chaud suant :
Ah le riche homme !
Je ne dors que le premier somme.
De mon avoir, ne sais la somme
car je n’ai rien.
Dieu m’a fait le temps bien propice :
noires mouche en été me piquent,
en hiver blanches.
Je suis comme l’osier sauvage
ou comme l’oiseau sur la branche ;
l’été je chante,
l’hiver je pleure et me lamente
et me défeuille ainsi que l’arbre
au premier gel.
En moi n’ai ni venin ni fiel :
ne me reste rien sous le ciel,
tout passe et va.
Les enjeux que j’ai engagés
m’ont ravi tout ce que j’avais
et fourvoyé
et entraîné hors de ma voie.
J’ai engagé des enjeux fous,
je m’en souviens.
Or, bien le vois, tout va, tout vient :
Tout venir, tout aller convient
hors les bienfaits.
Les dés que les détiers ont faits
m’ont dépouillé de mes habits ;
les dés m’occient,
les dés me guettent et m’épient,
les dés m’assaillent et me défient,
cela m’accable.
Je n’en puis rien si je m’effraie :
Ne vois venir avril et mai,
Voici la glace.
Or j’ai pris le mauvais chemin ;
Les trompeurs de basse origine
m’ont mis sans robe.
Le monde est tout rempli de ruse,
et qui ruse le plus s’en vante ;
moi qu’ai-je fait
qui de pauvreté sens le faix ?
Grièche me laisse en paix,
me trouble tant,
et tant m’assaille et me guerroie ;
jamais ne guérirai ce mal
par tel chemin.
J’ai trop été en mauvais lieux ;
les dés m’ont pris et enfermé :
je les tiens quittes !
Fol est qui leur conseil habite ;
de sa dette point ne s’acquitte
mais bien s’encombre,
de jour en jour accroît le nombre.
En été il ne cherche l’ombre
ni chambre fraîche
car ses membres sont souvent nus :
il oublie du voisin la peine
mais geint la sienne.
La grièche l’a attaqué,
l’a dépouillé en peu de temps
et nul ne l’aime.
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Traduit du vieux français par Serge Wellens
in, Revue « Poésie 1, N°7 »
Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969
Le guignon d’hiver
Vers le temps que l’arbre s’effeuille,
qu’il ne reste aux branches feuille
qui ne tombe à terre,
terrassé par la pauvreté
qui de toutes parts m’assaille
en cet hiver
qui a bouleversé le cours de ma vie,
je commence mon très triste dit
par un pitoyable récit.
C’est peu d’esprit et peu de mémoire
que m’a donnés Dieu, le roi de gloire,
peu de bien aussi,
et froid au cul quand souffle la bise :
le vent me vente au visage, le vent m’évente,
et c’est trop souvent
que je sens les rafales du vent.
Le guignon m’avait bien promis
tout ce qu’il me livre :
il me paie bien, il s’acquitte bien envers moi,
et pour un sou il me rend une livre
de misère.
Pauvreté s’est de nouveau abattue sur moi
sa porte m’est toujours ouverte,
je suis toujours chez elle
et jamais je n’ai pu lui échapper.
Être trempé par la pluie, brûlé par le soleil,
tel est mon riche apanage !
Je ne dors que mon premier sommeil,
je ne connais pas le montant de ma fortune,
pour la raison que je n’ai rien.
Dieu alterne si bien les saisons pour moi
qu’en été c’est la mouche noire qui me pique,
en hiver la mouche blanche.
Je suis comme l’osier sauvage
ou comme l’oiseau sur la branche :
en été, je chante,
en hiver je pleure et me lamente
et m’effeuille comme la branche
au premier gel.
Il n’y a en moi ni venin ni fiel :
il ne me reste rien au monde,
tout suit son cours.
Les tours que je savais
m’ont dépouillé de mon bien,
et égaré
et détourné de mon chemin.
J’ai risqué des coups insensés,
je me le rappelle maintenant.
Je le vois bien, tout va, tout vient ;
il faut que tout vienne, que tout s’en aille
sauf les bienfaits.
Les dés que les fabricants ont faits
m’ont dépouillé de mes vêtements ;
les dés me tuent
les dés me guettent et m’épient,
les dés m’assaillent et me défient,
j’en suis accablé.
Je n’y puis rien si je m’inquiète :
je ne vois venir avril ni mai,
voici la glace.
Je suis maintenant sur la mauvaise pente ;
les trompeurs, maudite engeance,
m’ont pris mon vêtement.
Le monde est tellement perfide !
Dès qu’on a quelque chose, on parade ;
mais que dois-je faire,
moi sur qui pèse le fardeau de la pauvreté ?
Le guignon me harcèle,
il me plonge dans le désarroi,
me livre constamment assauts et combats,
si bien que je ne guérirai jamais
de mes maux.
J’ai trop hanté les mauvais lieux ;
les dés m’ont séduit, pris au piège,
j’y renonce !
Il est fou celui qui s’obstine à suivre leurs conseils ;
loin de s’acquitter de sa dette,
il alourdit sa charge
dont le poids augment de jour en jour.
En été il ne cherche pas l’ombre
ni la fraîcheur d’une pièce,
car souvent il a les membres nus ;
il oublie la peine de son voisin,
trop occupé à la sienne.
Le guignon s’est abattu sur lui
et a tôt fait de le dépouiller
et nul ne l’aime.
Celui qui auparavant l’appelait « mon cousin »
lui dit en riant : « Ici se rompt la trame,
usée de débauche.
Par la foi que tu dois à sainte Marie,
va donc maintenant au marché de la Draperie
pour emprunter du drap ;
si le drapier ne veut t’en donner à crédit,
alors cours droit à la foire,
et va chez les banquiers.
Si tu jures par l’ange saint Michel
que tu n’as sur toi étoffe ou linge
qui vaille argent,
on te trouvera très beau garçon,
et on te prendra pour ce que tu es :
on te croira sur parole.
Tu quitteras ces lieux,
de l’argent en poche... ou les mains vides. »
Voilà donc comment on le paie.
C’est aussi de la sorte que l’om me traite,
je n’y peux rien.
Adapté de l’ancien français par Jean Dufournet
in, Rutebeuf : « Poèmes de l’infortune et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 1986
Le dit de la grièche d’hiver
Au temps que l’arbre se défeuille
Tant qu’il ne reste en branche feuille
Qui n’aille à terre,
Comme la pauvreté m’atterre
Et de toute part me fait guerre
Au temps d’hiver.
(Ils vont sur un autre air, mes vers)
Voici le dit de mes revers,
Ma pauvre histoire.
Pauvre esprit et pauvre mémoire
M’a donné Dieu, le roi de gloire,
Et pauvre rente
Et froid au cul quand bise vente :
Le vent me vient, le vent m’évente
Et trop souvent
A tout instant je sens le vent.
Grièche avait bien dit avant
Ce qu’elle livre :
Elle paie bien, sans dette à suivre,
Et pour le sou me rend la livre
De pauvreté.
Pauvreté s’est sur moi jetée,
Porte ouverte, hiver comme été,
J’y fus, j’y suis,
Jamais je ne me suis enfui.
Suant de chaud, trempé de pluie :
Je suis riche homme !
Je ne dors que du premier somme,
De mon avoir ne sais la somme :
Et quel avoir ?
Dieu m’a fait des saisons de gloire ;
L’été me point la mouche noire,
L’hiver la blanche,
Je suis comme l’osière franche
Ou comme l’oiseau sur la branche :
L’été, je chante,
L’hiver je pleure et me lamente
Et me dépouille en arbre d’ente
Que le froid nielle.
En moi je n’ai ni venin ni fiel
Et je n’ai plus rien sous le ciel.
Tout va son cours.
Je savais au jeu bien des tours :
Ils m’on tout pris, et sans retour
M’ont fourvoyé,
Hors du chemin m’ont dévoyé.
Des coups déments ai-je essayé,
Je m’en souviens.
Je le vois bien, tout va, tout vient,
Tout va, tout vient, on le dit bien,
Fort les bienfaits.
Les dés que l’artisan a faits
M’ont laissé tout nu, tout défait,
Et comme occis.
Les dés me guettent et m’épient,
Les dés m’assaillent, me défient.
J’en souffre mais,
Pour moi il n’est ni avril ni mai
Tout n’est que glace.
Mauvaise est la voie que je trace.
Ces trompeurs, cette sale race,
Ils m’ont tout pris.
Le siècle est plein de fourberie
Qui a du bien parade et rit
Et qu’ai-je fait ?
De pauvreté je sens le faix,
Grièche me vole ma paix,
Elle m’abat
Elle m’assaille et me combat :
Ce mal, je n’en guérirai pas.
Tout bien compté,
Je n’ai fait que péricliter :
Les dés m’ont pris et ligoté ;
Je les rejette !
Fol est qui à leur jeu se prête :
Loin de s’acquitter de sa dette,
Il s’en encombre.
Jour après jour en croît le nombre.
L’été, il ne cherche ni ombre
Ni fraîche chambre
Car souvent sont-ils nus, ses membres !
Deuil d’autrui, il ne s’en remembre,
Mais sur moi pleure.
Grièche surgie en malheur
L’a dépouillé en quelques heures.
Adieu, baisers !
Tel qui savait le courtiser
Dit en riant : « Tu t’es usé
Au jeu maudit !
Par sainte Marie, je le dis,
Va donc te fournir à crédit
Sans rien avoir !
Si le drapier ne veut te croire,
Va–t‘en alors droit à la foire
Au Pont-au-Change,
Jurant par Saint-Michel archange
N’avoir droit en échange
Pas çà d’argent...
On se dira : « Quel beau sergent ! »
Tu seras bien vu par les gens :
On te croira
Et pour lors, toi, tu t’en iras
Nanti d’argent ou de bon drap. »
Telle est ma paie !
C’est ainsi que l’on me démet.
Je n’en peux mais.
Traduction de Françoise Morvan
In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver
et autres poèmes de l’infortune »
Editions Mesures, 2023
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