Jean Mambrino (1923 – 2012) : Clairière (31 – 40)
Clairière
31
la pluie raye le miroir glauque
dilue le temps
où bougent les formes et les ombres
tous les chemins disparaissent
de la forêt au centre de l’âme
le ciel noir en cascades
précipite l’absence
l’abîme de toutes parts luit
les troncs empruntent leur matière
à cette nuit où la pluie
est plus obscure que la neige
quels sont ces arbres qui brûlent
derrière la pluie de la mort
ces hautes flammes silencieuses
au bord d’une autre nuit
32
bienheureux les arbres qui cachent
la forêt
derrière leur voile sombre
elle respire et sourit
la profondeur tissée de feuilles
pour elle-même murmure
à l’abri de ses paupières
murmure pour celui qui passe
parmi les masques d’écorce
respirant l’odeur de celle
qu’il ne verra jamais
seule demeure la toile radieuse
des troncs des rayons des feuillages
traversée de pépiements et d’eaux vives
bienheureux les arbres qui cachent
la forêt
33
entre chaque arbre chaque taillis
se dessine le mouvement
d’une fuite
pour seul vestige
une courbe de l’air une odeur nue
le souvenir à peine d’une épaule
l’éclair d’une hanche pure
milliers de froissements de passages perdus
appels de tous ces pas précipités
parmi le rire des feuilles
domaine des sources des pervenches
habitacle doré
où le chant du loriot est toujours
sur l’autre versant
de notre âme éclatant séparé
dans la clairière la nuit venue
sur une tombe abandonnée
une lanterne blanche
34
les sentiers sont familiers
de la profondeur attirent
hors de lui le voyageur
dont les pas abandonnés
perdent jusqu’au souvenir
d’un chemin fait pour errer
à l’envers de l’avenir
avançant toujours plus loin
à l’intérieur de l’énigme
ils serpentent sans savoir
sur les traces effacées
des forêts de la mémoire
pour que le désir lui-même
perde l’odeur de sa piste
et que seul à la clairière
parvienne parmi l’éclat
des arcs-en-ciel de feuillage
qui cherche en ne cherchant pas
35
l’ombre verte sent la résine
les rais brisés du soleil
craquent sous nos pas
dans la nuit d’or des pins
on entend la mer au-dessus des cimes
nul chemin ne nous entraîne
la forêt est le chemin
qui chante
la mer est loin
inaccessible
jusqu’au dernier jour
mais l’on sent
à la douceur des troncs
qui s’espacent lentement
que proche est l’apparition
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celui qui entre dans la forêt
n’en pourra plus sortir
prisonnier de ses brumes
de ses lacs de ses feuilles sans fin
il a trouvé son univers
il n’en voudra plus sortir
son âme prendra l’odeur
des écorces des troncs amers
des creux d’eaux où macèrent les mousses
pourrissantes
les sentiers infimes
naissent soudain entre les trembles
ou les érables
se croisent un instant
puis s’en vont au fil de l’ombre
se fondre un jour sous la terre
mais le bruit des feuillages brassés
pat la brise imite le silence
dans la clairière il semble venir
de l’intérieur de l’âme et nous parle
d’une autre forêt
ailleurs
37
la lumière les ombres les odeurs
tout est vert
même le ciel à travers
le vitrail des branches
a pris la teinte des grands fonds de mer
l’âme rumine
cette pâte végétale
couleur de soleil mûrissant
le vert profond qui lui révèle
la saveur de l’or
les taillis se font de plus en plus
inextricables
l’air glauque et griffu
agrippe les mains déchire
les visages les regards
brûlés par un masque de sueur
il faut marcher traverser
les hautes flammes vertes
la nuit débouche toujours sur la clairière
d’où monte une haleine si obscure si fraîche
que du parfum de la forêt il ne reste
qu’un souvenir
c’est alors qu’on entend
le silence des sources
38
un soleil plus léger
qu’une poussière d’eau
baigne de sa buée
l’air odorant
l’espace en herbe
pollen issu du cœur du monde
haleine des apparences
mélange du ciel et de la brise
dans la gorge des sources
lumière
avec art elle se change en silence
ne laissant derrière elle
que son ombre vermeille
où disparaissent les atomes
où commencent les regards
qui reconnaissent leur enfance
et leur transparent avenir
39
tant de sentiers
un seul passage
plus mince que le fil du feu
le tranchant de la brise
fluide est la forêt
où se perdre
dans la nasse des feuillages
endormante
mortelle
aussi fraîche que nos rêves
ouvertes de toutes parts
veinée par mille pistes
pensées douleurs
entrecroisées
tant de sentiers
un seul passage
ni par l’air
ni par l’eau
par le feu peut-être
mais souterrain
40
le feu obscur
l’œil noir de la flamme
brille en chaque point
du temps
où s’origine l’âme des pierres
la braise des corps mortels
le feu obscur
passe et demeure
passe en sa pointe
entraîne l’écorce et la chair et les feuilles
jusqu’aux regards
jusqu’au minuit de la lumière
mais sans perdre
ses racines
celui qui trouve ses racines
trouvera la clairière
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (26/11/2017)
Clairière (16 – 30) (26/11/2018)
Clairière (41 - 48) (26/11/2020)
Clairière (49 - 55) (26/11/2021)
Clairière (56 - 64) (26/11/2022)
Clairière (65 - 70) (26/11/2023)