Mikha’il Nou’Ayma / ميخائيل نعيمة (1988 – 1889) : Le fleuve gelé
Le fleuve gelé
Ô fleuve, tes eaux se sont-elles
enfoncées dans la terre de telle sorte
que tu as cessé de murmurer ?
Ou bien as-tu vieilli et ton initiative
affaiblie t’a fait renoncer
à poursuivre ton chemin ?
Hier encore tu chantais d’une voix douce,
frayant ton trajet d’allégresse
parmi les vergers et les fleurs.
Tu récitais la vaste chanson du monde
captée à la source des traditions
qu’ont léguées les siècles successifs.
Hier encore tu allais bravement
ton chemin, sans craindre
les obstacles sur ta route.
Et voilà qu’aujourd’hui est tombée sur toi
cette tranquillité que le temps verse
au creux des sépulcres profonds.
Hier encore, lorsque je venais
te trouver les yeux pleins de larmes,
tu me consolais, me tenais compagnie.
Et aujourd’hui que je t’approche
en riant, c’est toi
qui me fais pleurer.
Hier encore, lorsque tu m’entendais
soupirer et me plaindre,
livré à ma souffrance,
tu pleurais. Et voici maintenant
que je pleure, moi, tout seul,
et que tu ne pleures pas avec moi.
Que t’est-il arrivé,
toi qui avais cette habitude, au matin,
de toujours fredonner une chanson ?
Est-ce ma tristesse qui t’a gelé,
est-ce d’avoir entendu mes lamentations
et mes gémissements ?
Que t’est-il arrivé,
toi qui avais cette habitude, au soir,
de nous réciter ton poème ?
Est-ce que des malheurs t’ont frappé
à l’improviste, comme moi, de telle sorte
que la douleur t’a rendu muet ?
Que signifient ces linceuls,
ces chaînes
faites de glace,
est-ce la main du Froid intense
qui te les a imposées, soucieuse
de te soumettre, de t’avilir ?
Voici que les saules, autour de toi,
n’ont plus de feuilles,
n’ont plus leur beauté !
Chaque fois que le vent du nord
passe sur eux, ils ploient,
accablés de tristesse.
Au-dessus de toi les peupliers
se lamentent, dressant haut
leurs branches.
Les chardonnerets n’y ont plus
leurs libres ébats, qu’accompagnaient hier
cent ritournelles.
Des bandes de corbeaux
vers eux s’abattent
à travers l’air vide.
On dirait qu’ils pleurent
un instant de ta vie,
un temps qui a passé...
Ainsi, l’éloge funèbre dispensé
par tes amis à l’aube, au crépuscule,
célèbre-t-il l’ensevelissement
de ton corps pur et lui fait-il escorte
vers la demeure de la durée sans fin.
Cependant l’hiver finira bien
par s’éloigner et les jours
du printemps reviendront.
Et ils se mettront à défaire
sur ton corps
les liens qui l’entravent,
ces chaînes forgées
par la main du Givre.
Et ta vague limpide
libérée, dévidera son écheveau
en direction des océans,
enceintre des secrets
de la durée, énivrée
de la lumière du jour retrouvé !
Oui, tu souriras de nouveau
quand la brise viendra caresser
ton visage si pur !
De nouveau se baigneront
dans tes eaux
les étoiles de la nuit sombre.
Et la lune en son plein
fera couler sur toi, du haut
de son ciel, un rideau d’argent.
Et le soleil déposera
son manteau de fleurs
sur deux épaules nues.
Et les peupliers oublieront
ce qu’ils ont supporté
de malheurs et d’épreuves !
De nouveau, ils prendront
une attitude fière et se balanceront,
leurs branches reverdies !
De nouveau, les jours d’adolescence
reviendront au vieux saule, et sa tête
oubliera les blancs cheveux de l’âge.
Alors le chardonneret dans ses branches
reprendras son gazouillis, successeur paradoxal
du noir corbeau...
Traduit de l’arabe par René R. Khawam
in, « La poésie arabe des origines à nos jours »
Editions Phébus, 1995