François Villon (1431 – 1463) : Les regrets de la belle heaulmière
Les regrets de la belle heaumière
La vieille en regrettant le temps
de sa jeunesse
XLVII
Avis m’est que j’oi regretter
La Belle qui fut heaulmière,
Soi jeune fille souhaiter
Et parler en telle manière :
« Ha ! vieillesse félonne et fière,
Pour quoi m’as si tôt abattue ?
Qui me tient que je ne me fière (*), (*) frappe
Et qu’à ce coup je ne me tue ?
XLVIII
« Tollu (*) m’as la haute franchise (**) (*) enlevé (**) pouvoir
Que beauté m’avait ordonné
Sur clercs, marchands et gens d’Eglise :
Car lors il n’étoit homme né
Qui tout le sien ne m’eût donné,
Quoi qu’il en fût des repentailles,
Mais que lui eusse abandonné
Ce que refusent truandailles (*). (*) gueuses
XLIX
« A maint homme l’ai refusé,
Qui n’étoit à moi grand sagesse,
Pour l’amour d’un garçon rusé,
Auquel j’en fis grande largesse.
A qui que je fisse finesse,
Par m’âme, je l’amoie bien !
Or ne me faisoit que rudesse,
Et ne m’aimoit que pour le mien (*). (*) pour mon argent
L
Si ne me sut tant détrainer (*), (*) traîner
Fouler aux pieds que ne l’aimasse,
Et m’eût-il fait les reins trainer,
S’il m’eût dit que je le baisasse,
Que tous mes maux je n’oubliasse ;
Le glouton, de mal entéché (*), (*) entaché
M’embrassoit… J’en suis bien plus grasse !
Que m’en reste-il ? Honte et péché.
LI
« Or il est mort, passé trente ans,
Et je remains (*) vieille et chenue. (*) je reste
Quand je pense, lasse ! au bon temps,
Quelle fus, quelle devenue !
Quand me regarde toute nue,
Et je me vois si très changée,
Pauvre, seiche, maigre, menue,
Je suis presque toute enragée.
LII
« Qu’est devenu ce front poli,
Ces cheveux blonds, sourcils voûtis (*) (*) arqués
Grand entrœil, ce regard joli,
Dont prenoie les plus soutis (*) ; (*) malins
Ce beau nez droit, grand ni petit
Ces petites jointes oreilles,
Menton fourchu, clair vis (*) traitis (**), (*) visage (**) bien dessiné
Et ces belles lèvres vermeilles ?
LIII
« Ces gentes épaules menues,
Ces bras longs et ces mains traitisses (*) ; (*) bien dessinées
Petits tétins, hanches charnues,
Elevées, propres, faitisses (*) (*) bien faites
A tenir amoureuses lices (*) ; (*) joutes, combats
Ces larges reins, ce sadinet (*), (*) sexe féminin
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son petit jardinet ?
LIV
« Le front ridé, les cheveux gris,
Les sourcils chûs, les yeux éteints,
Qui faisaient regards et ris,
Dont mains marchands furent atteints ;
Nez courbé, de beauté lointain,
Oreilles pendantes, moussues,
Le vis (*) pâli, mort et déteint, (*) visage
Menton foncé, lèvres peaussues :
LIV
« C’est d’humaine beauté l’issue !
Les bras courts et les mains contraites (*), (*) crochues
Des épaules toutes bossues ;
Mamelles, quoi! toutes retraites ;
Telles les hanches que les tettes.
Du sadinet (*), fi ! Quant des cuisses, (*) sexe féminin
Cuisses ne sont plus, mais cuissettes
Grivelées (*) comme saucisses. (*) tavelées
LVI
« Ainsi le bon temps regrettons
Entre nous, pauvres vieilles sottes,
Assises bas, à croupetons,
Tout en un tas comme pelotes,
A petit feu de chènevottes (*), (*) partie ligneuse du chanvre
Tôt allumées, tôt éteintes ;
Et jadis fûmes si mignottes !…
Ainsi en prend à maints et maintes. »
Poésies complètes
Edition établie, présentée et annotée par Robert Guiette
Editions Gallimard et Librairie Générale Française, 1964
Du même auteur :
Ballade des pendus (18/10/2015)
Le testament (I à XLI) (18/10/2016)
Le débat du cœur et du corps de Villon (18/10/2017)
Ballade des Dames du temps jadis (18/10/2018)
Ballade du concours de Blois (18/10/2020)
Epitre à mes amis (18/10/2021)
Ballade de la belle heaumière aux filles de joie (18/10/2022)
Ballade de la grosse Margot (18/10/2023)
Ballade finale (18/10/2024)