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Le bar à poèmes
8 octobre 2019

Jean-Joseph Rabéarivelo (1901 – 1937) : Traduit de la nuit

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2

Quel rat invisible,

venu des murs de la nuit,

grignote le gâteau lacté de la lune ?

Demain matin,

quand il se sera enfui,

il y aura là des traces de dents sanglantes.

 

     Demain matin,

ceux qui se seront enivrés toute la nuit

et ceux qui sortiront du jeu,

en regardant la lune,

balbutieront ainsi :

« A qui est cette pièce de quat’sous

qui roule sur la table verte ? »

« Ah ! ajoutera l’un deux,

l’ami avait tout perdu

et s’est tué ! »

 

Et tous ricaneront

et, titubant, tomberont.

La lune, elle, ne sera plus là :

Le rat l’aura emportée dans son trou.

 

3

     La peau de la vache noire est tendue,

tendue sans être mise à sécher,

tendue dans l’ombre septuple.

 

Mais qui a abattu la vache noire

morte sans avoir mugi, morte sans avoir beuglé,

morte sans avoir été poursuivie

sur cette prairie fleurie d’étoiles ?

 

     La voici qui gît dans la moitié du ciel

 

     Tendue est la peau

sur la boîte de résonance du vent

que sculptent les esprits du sommeil.

 

     Et le tambour est prêt

lorsque se couronnent de glaïeuls

les cornes du veau délivré

qui bondit

et broute les herbes des collines.

 

     Il y résonna

et ses incantations deviendront rêves

jusqu’au moment où la vache noire ressuscitera,

blanche et rose,

devant un fleuve de lumière.

 

10

     Te voilà.

debout et nu.

Limon tu es et t’en souviens ;

mais tu es en vérité l’enfant de cette ombre parturiante

qui se repaît de lactogène lunaire,

puis tu prends lentement la forme d’un fût

sur ce mur bas que franchissent les songes des fleurs

et le parfum de l’été en relâche.

 

     Sentir, croire que des racines te poussent aux pieds

et courent et se tordent comme des serpents assoiffés

vers quelque source souterraine,

ou se rivent dans le sable

et déjà t’unissent à lui, toi, ô vivant,

arbre inconnu, arbre non identifié

qui élabore des fruits que tu cueilleras toi-même.

 

     Ta cime,

dans tes cheveux que le vent secoue,

cèle un nid d’oiseaux immatériels ;

et lorsque tu viendras coucher dans mon lit

et que je te reconnaîtrai, ô mon frère errant,

ton contact, ton haleine et l’odeur de ta peau

susciteront des bruits d’ailes mystérieuses

jusqu’aux frontières du sommeil.

 

14

     Voici

celle dont les yeux sont des prismes de sommeil

et dont les paupières sont lourdes de rêves,

celle dont les pieds sont enfoncés dans la mer

et dont les mains gluantes en sortent,

pleines de coraux et de blocs de sel étincelants.

 

     Elle les mettra en petits tas près d’un golfe de brouillard

et les débitera à des marins nus

auxquels on a coupé la langue,

jusqu’à ce que tombe la pluie.

 

Elle ne sera plus alors visible,

et l’on ne verra plus

que sa chevelure dispersée par le vent,

comme une pelote d’algues qui se dévide,

et peut-être aussi des grains de sel insipide

 

17

     Le vitrier nègre

dont nul n’a jamais vu les prunelles sans nombre

et jusqu’aux épaules de qui personne ne s’est encore haussé,

cet esclave tout paré de perles de verroterie,

qui est robuste comme Atlas

et qui porte les sept ciels sur sa tête,

on dirait que le fleuve multiple des nuages va l’emporter,

le fleuve où son pagne est déjà mouillé.

 

     Mille et mille morceaux de vitre

tombent de ses mains

mais rebondissent vers son front

meurtri par les montagnes

où naissent les vents.

 

     Et tu assistes à son supplice quotidien

et à son labeur sans fin ;

tu assistes à son agonie de foudroyé

dès que retentissent aux murailles de l’Est

les conques marines –

mais tu n’éprouves plus de pitié pour lui

et tu ne te souviens même plus qu’il recommence à souffrir

chaque fois que chavire le soleil.

 

28

          Ecoute les filles de la pluie

qui se poursuivent en chantant

et glissent

sur les radeaux d’argile

ou d’herbes de glaïeuls

qui couvrent les maisons des vivants.

 

          Elles chantent,

et leurs chants sont si passionnés

qu’ils deviennent des sanglots

et se réduisent en confidences...

 

          Peut-être pour mieux faire entendre

cet appel d’oiseaux qui t’émeut.

 

          Un oiseau seul au cœur de la nuit

et il ne craint pas d’être ravi par les Ondines ?

Ô miracle ! ô don inattendu !

 

Pourquoi rentres-tu si tard ?

Un autre a-t-il pris ton nid ?

tandis que tu étais en quête d’un rêve au bout du monde ?

 

29

     Il est une eau vive

qui jaillit dans l’inconnu

mais qui mouille le vent

que tu bois,

et tu aspires à sa découverte

derrière ce roc massif

détaché de quelque astre sans nom.

 

     Tu te penches,

et tes doigts caressent le sable.

Soudain tu repenses à ton enfance

et aux images qui l’ont charmée –

surtout à celle où ces mots naïfs mais étonnant se trouvaient

     « LA VIERGE AUX SEPT DOULEURS »

 

     Et voici une autre eau vive

qui ne cesse de sourdre sous tes yeux,

mais qui attise ta soif :

ton ombre

- l’ombre de tes rêves –

devient septuple

et, émergeant de toi,

alourdit la nuit déjà dense.

 

Traduit de la nuit

Editions de mirages, Tunis, 1935

Du même auteur :

Danses (08/10/2020)

Flûtistes (08/10/2021)

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