Jean-Joseph Rabéarivelo (1901 – 1937) : Traduit de la nuit
2
Quel rat invisible,
venu des murs de la nuit,
grignote le gâteau lacté de la lune ?
Demain matin,
quand il se sera enfui,
il y aura là des traces de dents sanglantes.
Demain matin,
ceux qui se seront enivrés toute la nuit
et ceux qui sortiront du jeu,
en regardant la lune,
balbutieront ainsi :
« A qui est cette pièce de quat’sous
qui roule sur la table verte ? »
« Ah ! ajoutera l’un deux,
l’ami avait tout perdu
et s’est tué ! »
Et tous ricaneront
et, titubant, tomberont.
La lune, elle, ne sera plus là :
Le rat l’aura emportée dans son trou.
3
La peau de la vache noire est tendue,
tendue sans être mise à sécher,
tendue dans l’ombre septuple.
Mais qui a abattu la vache noire
morte sans avoir mugi, morte sans avoir beuglé,
morte sans avoir été poursuivie
sur cette prairie fleurie d’étoiles ?
La voici qui gît dans la moitié du ciel
Tendue est la peau
sur la boîte de résonance du vent
que sculptent les esprits du sommeil.
Et le tambour est prêt
lorsque se couronnent de glaïeuls
les cornes du veau délivré
qui bondit
et broute les herbes des collines.
Il y résonna
et ses incantations deviendront rêves
jusqu’au moment où la vache noire ressuscitera,
blanche et rose,
devant un fleuve de lumière.
10
Te voilà.
debout et nu.
Limon tu es et t’en souviens ;
mais tu es en vérité l’enfant de cette ombre parturiante
qui se repaît de lactogène lunaire,
puis tu prends lentement la forme d’un fût
sur ce mur bas que franchissent les songes des fleurs
et le parfum de l’été en relâche.
Sentir, croire que des racines te poussent aux pieds
et courent et se tordent comme des serpents assoiffés
vers quelque source souterraine,
ou se rivent dans le sable
et déjà t’unissent à lui, toi, ô vivant,
arbre inconnu, arbre non identifié
qui élabore des fruits que tu cueilleras toi-même.
Ta cime,
dans tes cheveux que le vent secoue,
cèle un nid d’oiseaux immatériels ;
et lorsque tu viendras coucher dans mon lit
et que je te reconnaîtrai, ô mon frère errant,
ton contact, ton haleine et l’odeur de ta peau
susciteront des bruits d’ailes mystérieuses
jusqu’aux frontières du sommeil.
14
Voici
celle dont les yeux sont des prismes de sommeil
et dont les paupières sont lourdes de rêves,
celle dont les pieds sont enfoncés dans la mer
et dont les mains gluantes en sortent,
pleines de coraux et de blocs de sel étincelants.
Elle les mettra en petits tas près d’un golfe de brouillard
et les débitera à des marins nus
auxquels on a coupé la langue,
jusqu’à ce que tombe la pluie.
Elle ne sera plus alors visible,
et l’on ne verra plus
que sa chevelure dispersée par le vent,
comme une pelote d’algues qui se dévide,
et peut-être aussi des grains de sel insipide
17
Le vitrier nègre
dont nul n’a jamais vu les prunelles sans nombre
et jusqu’aux épaules de qui personne ne s’est encore haussé,
cet esclave tout paré de perles de verroterie,
qui est robuste comme Atlas
et qui porte les sept ciels sur sa tête,
on dirait que le fleuve multiple des nuages va l’emporter,
le fleuve où son pagne est déjà mouillé.
Mille et mille morceaux de vitre
tombent de ses mains
mais rebondissent vers son front
meurtri par les montagnes
où naissent les vents.
Et tu assistes à son supplice quotidien
et à son labeur sans fin ;
tu assistes à son agonie de foudroyé
dès que retentissent aux murailles de l’Est
les conques marines –
mais tu n’éprouves plus de pitié pour lui
et tu ne te souviens même plus qu’il recommence à souffrir
chaque fois que chavire le soleil.
28
Ecoute les filles de la pluie
qui se poursuivent en chantant
et glissent
sur les radeaux d’argile
ou d’herbes de glaïeuls
qui couvrent les maisons des vivants.
Elles chantent,
et leurs chants sont si passionnés
qu’ils deviennent des sanglots
et se réduisent en confidences...
Peut-être pour mieux faire entendre
cet appel d’oiseaux qui t’émeut.
Un oiseau seul au cœur de la nuit
et il ne craint pas d’être ravi par les Ondines ?
Ô miracle ! ô don inattendu !
Pourquoi rentres-tu si tard ?
Un autre a-t-il pris ton nid ?
tandis que tu étais en quête d’un rêve au bout du monde ?
29
Il est une eau vive
qui jaillit dans l’inconnu
mais qui mouille le vent
que tu bois,
et tu aspires à sa découverte
derrière ce roc massif
détaché de quelque astre sans nom.
Tu te penches,
et tes doigts caressent le sable.
Soudain tu repenses à ton enfance
et aux images qui l’ont charmée –
surtout à celle où ces mots naïfs mais étonnant se trouvaient
« LA VIERGE AUX SEPT DOULEURS »
Et voici une autre eau vive
qui ne cesse de sourdre sous tes yeux,
mais qui attise ta soif :
ton ombre
- l’ombre de tes rêves –
devient septuple
et, émergeant de toi,
alourdit la nuit déjà dense.
Traduit de la nuit
Editions de mirages, Tunis, 1935
Du même auteur :
Danses (08/10/2020)
Flûtistes (08/10/2021)