Joë Bousquet (1897 – 1950) : « Il ne fait pas nuit sur la terre ... »
Il ne fait pas nuit sur la terre ; l’obscurité rôde, elle erre autour du noir. Et je
sais des ténèbres si absolues que toute forme y promène une lueur et y devient
le pressentiment, peut-être l’aurore d’un regard.
Ces ténèbres sont en nous. Une dévorante obscurité nous habite. Les froids
du pôle sont plus près de moi que ce puant enfer où je ne pourrais pas me
respirer moi-même. Aucune sonde ne mesurera ces épaisseurs : parce que mon
apparence est dans un espace et mes entrailles dans un autre ; je l’ignore parce
que mes yeux, ni ma voix, ni le voir, ni l’entendre ne sont dans l’un ni l’autre.
Il fait jour ton regard exilé de ta face
Ne trouve pas tes yeux en s’entourant de toi
Mais un double miroir clos sur un autre espace
Dont l’astre le plus haut s’est éteint dans ta voix.
Sur un corps qui s’argente au croissant des marées
Le jour mûrit l’oubli d’un pôle immaculé
Et mouille à tes longs cils une étoile expirée
De l’arc-en-ciel qu’il draine aux racines des blés.
Les jours que leur odeur endort sous tes flancs roses
Se cueillent dans tes yeux qui s’ouvrent sans te voir
Et leur aile de soie enroule à ta nuit close
La terre où toute nuit n’est que l’oeuvre d’un soir.
L’ombre cache un passeur d’absences embaumées
Elle perd sur tes mains le jour qui fut tes yeux
Et comme au creux d’un lis sa blancheur consumée
Abîme au fil des soirs un ciel trop grand pour eux.
Il fait noir en moi, mais je ne suis pas cette ténèbre bien qu’assez lourd
pour y sombrer un jour. Cette nuit est : on dirait qu’elle a fait mes yeux
d’aujourd’hui et me ferme à ce qu’ils voient. Couleurs bleutées de ce que
je ne vois qu’avec ma profondeur, rouges que m’éclaire mon sang, noir que
voit mon cœur...
Nuit du ciel, pauvre ombre éclose, tu n’es la nuit que pour mes cils.
Bien peu de cendre a fait ce bouquet de paupières
Et qui n’est cette cendre et ce monde effacé
Quand ses poings de dormeur portent toute la terre
Où l’amour ni la nuit n’ont jamais commencé.
Le meneur de lune
Editions Albin Michel, 1946