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Le bar à poèmes
3 août 2019

Joë Bousquet (1897 – 1950) : « Il ne fait pas nuit sur la terre ... »

    

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     Il ne fait pas nuit sur la terre ; l’obscurité rôde, elle erre autour du noir. Et je

 

sais des ténèbres si absolues que toute forme y promène une lueur et y devient

 

le pressentiment, peut-être l’aurore d’un regard.

 

Ces ténèbres sont en nous. Une dévorante obscurité nous habite. Les froids

 

du pôle sont plus près de moi que ce puant enfer où je ne pourrais pas me

 

respirer moi-même. Aucune sonde ne mesurera ces épaisseurs : parce que mon

 

apparence est dans un espace et mes entrailles dans un autre ; je l’ignore parce

 

que mes yeux, ni ma voix, ni le voir, ni l’entendre ne sont dans l’un ni l’autre.

 

 

 

Il fait jour ton regard exilé de ta face

 

Ne trouve pas tes yeux en s’entourant de toi

 

Mais un double miroir clos sur un autre espace

 

Dont l’astre le plus haut s’est éteint dans ta voix.

 

 

 

Sur un corps qui s’argente au croissant des marées

 

Le jour mûrit l’oubli d’un pôle immaculé

 

Et mouille à tes longs cils une étoile expirée

 

De l’arc-en-ciel qu’il draine aux racines des blés.

 

 

 

Les jours que leur odeur endort sous tes flancs roses

 

Se cueillent dans tes yeux qui s’ouvrent sans te voir

 

Et leur aile de soie enroule à ta nuit close

 

La terre où toute nuit n’est que l’oeuvre d’un soir.

 

 

 

L’ombre cache un passeur d’absences embaumées

 

Elle perd sur tes mains le jour qui fut tes yeux

 

Et comme au creux d’un lis sa blancheur consumée

 

Abîme au fil des soirs un ciel trop grand pour eux.

 

 

 

Il fait noir en moi, mais je ne suis pas cette ténèbre bien qu’assez lourd

 

pour y sombrer un jour. Cette nuit est : on dirait qu’elle a fait mes yeux

 

d’aujourd’hui et me ferme à ce qu’ils voient. Couleurs bleutées de ce que

 

je ne vois qu’avec ma profondeur, rouges que m’éclaire mon sang, noir que

 

voit mon cœur...

 

Nuit du ciel, pauvre ombre éclose, tu n’es la nuit que pour mes cils.

 

 

 

Bien peu de cendre a fait ce bouquet de paupières

 

Et qui n’est cette cendre et ce monde effacé

 

Quand ses poings de dormeur portent toute la terre

 

Où l’amour ni la nuit n’ont jamais commencé.

 

 

 

 

Le meneur de lune

 

Editions Albin Michel, 1946

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