Frédéric-Jacques Temple (1921- 2020) : Westbound
WESTBOUND
VALLEY COTTAGE
à Bérénice et Maurice Heaton
AUTOMNE
L’oiseau rouge
du New Jersey
lance son cri
dans les sumacs.
HIVER
Autour de la maison
de bois
les arbres lisses
la neige écumeuse
au bord du ruisseau
de Nyack.
WALDEN POND
à Henry Miller
Les oies sauvages de l’Ontario
ne s’arrêtent pas sur l’étang gelé.
Elles croisent au-dessus de Concord
le cou tendu vers de plus douces terres
ignorant la cabane du sage
qui du seuil les regardait passer
SUR LE POTOMAC
à Kenneth Nolan
Tu lances ta ligne
dans le Potomac
et tu souris.
Nous allons rêver
vers Chesapeake Bay.
Nous buvons « Chez Odette »
du vin rouge de Californie
en parlant de femmes
et de Beiderbecke.
Il fait soleil
sur ta peinture.
L’OREGON TRAIL
à Jean Carrière
Et moi aussi j’ai pris la diligence
qui passe au large de Chimney Rock
dans l’herbe jaune du souvenir
J’ai vu les sauges grises
de la rivière Platte
et les yuccas témoins du Poney Express
dans le soleil cheyenne
Les coyotes fuyaient devant nos montures
furtifs
comme les femmes des tribus sans retour
Au loin montait la poussière des troupeaux
mugissant vers les vieilles odeurs
nocturnes
de l’aventure morte
Et le long fouet sec
claquait dans le vent
sur les collines infinies
de Scriven’s Ranch
Et j’entendais gémir les lents chariots mormons
dans les ornières
sous le regard fantôme des Indiens
morts.
SACRAMENTO
à Blaise Cendrars
Je suis venu par le « California Zephyr »
Glissant à travers le désert ondulant dans le couchant violine
Et les flaques d’herbes laiteuses sous la lune.
J’ai vu l’aube peindre en rose
Les plus hautes cimes de la Sierra Nevada
Et salué les derniers rêveurs d’Oroville
A leurs batées dans le Feather Canyon.
Me voici à Sacramento dans la maison du général Sutter
Ce 29 octobre 1960.
Main dans la main.
SAN FRANCISCO
à Guiomar de Angulo
Par la Porte d’Or tu vas à Sausalito
qui sent la friture et la poix
tu fais griller des sardines
sur le porche de ta maison flottante.
Tu regardes passer de grands oiseaux d’argent
dans la course de la lune.
San Francisco, ville de la borne herbe
qui parfumait les aurores et les soirs mouillés,
ville où l’or s’est fait lumière
sur le rire des bougainvillées.
Tu vas voir le soleil revêtir de lilas
l’humble Mission Dolorès
que bâtirent les Indiens Chumash
et tu regardes indéfiniment
les otaries jouer dans la mer violette.
SANTA BARBARA
à Marvin Lane
Les monts de Santa Ynez
en robe de tulle mauve
descendent parés de grâce
vers la ville des béatitudes.
J’entends l’oiseau moqueur
rire dans les avocatiers.
Les poètes jouent du pipeau
dans l’ombre où le puma rôde.
Au « Moby Dick » j’ai déjeuné
d’abalones et d’enchilada.
NOUVELLE – ORLEANS
à Jacques Rouré
A l’extrême gauche The Old Absinthe Bar,400
du bar me voici Bourbon Street fondé en 1806,
sur un tabouret avec son plafond de bois, ses
tables rondes, les nappes à
carreaux rouges et blancs et
ses vieux murs où sont cloués,
par centaines, dollars et cartes
de visite, de très anciens billets
de banque laissés par de véné-
rables buveurs, Mark Twain,
etc., qui descendaient le fleuve
depuis Memphis ou Bâton-
Rouge dans de grands bateaux
En ce moment des à musique...
négresses d’huile
glissent dans les
corridors et l’on
entend la clarinette
de Pete Fountain
à la French Quarter Inn ... et les pirates de Jean Laffite
et son frère Pierre et Andrew
Jackson et cent autres old-
timers assoiffés qui prenaient
soin de nettoyer leurs souve-
nirs et leurs amours dans la
tequila et le rhum éblouissants...
Une calèche gre-
lotte au soleil je
demande encore
une tequila avec
sel et citron comme
il se doit, les por-
traits pâlis me re- Ô nostalgie des jours d’antan
gardent dans la quand les bateaux avaient des
glace ils pendent roues
aux murs frisson-
nant légèrement
sous les ventilateurs
en face de moi le
miroir à facettes
de trois cent bou-
teilles la râpe de encore un peu de tequila, M.
l’alcool ressemble Twain ?
au sabre de soleil
que traîne Jean Laf-
fitte dans la pous-
sière, dont la voix
de canon fait trem-
ler les balcons de
dentelle et plus loin
un nègre pleure
en éclats de rire
accompagné des
rauques trompettes
de Green Pastures
Ô souvenirs re- encore, encore du Mark Twain
liques dans l’al- Mr. Tequila, please...
cool ma mémoire
confite...
et toutes ces belles gueules
cuites, ces barbes, ces guck-
skins, ces showboats, ces Che-
rokees, ces bowie knives, ces
demoiselles blanches sous les
bannières de mousse effilochée
des grands arbres malades...
... ces Acadiens fantômes qui
surgissent dans les marécages
parmi les tortues multicolores
et les mille oiseaux du livre-
tous ces vieux de éléphant d’Audubon...
la vieille dans leurs
cadres cloués aux
murs du Old Ab-
sinthe Bar comme
ils le sont dans les
blanches maisons
à colonnes où se
fanent les jeunes
filles de tulle...
... et seule passe
dans l’ombre des
grandes salles dé-
sertes leur âme
comme un brouil-
lard du crépuscule
montant des berges
où souffle le tout-
puissant formidable
grand-père
Mississippi.
OPELOUSAS
à Robert Sanatier
Je vous écris du cœur profond
de la Louisiane
désolée
de tant de mousse
en pleurs
parmi les cyprès avortés
des marécages d’ombre
aux fétides effervescences.
Des fantômes de masure
se lamentent
sur les berges
dans une langue d’autrefois.
Un fade relent de plumage
et de tortues ensevelies
suinte
du ventre des vasières.
J’ai vu des essaims de fourmis
ivres
de l’agonie d’un cerf
au couchant d’un lourd soleil
vert de gris
entre les arbres morts
de pluie
de blues
et de fatigue
au cœur spongieux
de la Louisiane.
SANTA FE
à Oliver La Farge
Les vendeuses de turquoises
rêvent
à des poudres de maïs
sur les bras nus des enfants,
au parfum du pain qui lève
dans les fours d’adobe rose,
à l’obsidienne qui répand
le soleil sur les sauges.
GRAND CANYON
à Raymond Preston
Un vautour plane
sur les falaises polychromes
les plateaux épurés où flambe
le silence indien
comme un alcool fossile.
La pure altitude consume
les genévriers balsamiques
issus des pierres gélives.
Un long serpent de béryl
ondule dans les abîmes.
POTLATCH
à Laurent Carrière
J’ai pour toi préparé des offrandes,
des pierres parcourues de frissons verts,
que j’ai cueillies sur la grève, à la lune,
du côté de Salmon River, l’été.
J’ai dessiné sur un soleil de cuivre
ton visage en douces turquoises
et tes yeux sombres d’obsidienne.
Je donnerai deux fins paniers de farine
pour fêter le retour des chasseurs
quand la nuit bleuira les maïs
et le sang des Montagnes Divines.
Pour cela, donne-moi ta mémoire, Ô désert !
PUEBLO DE TAOS
à Archuleta
J’attendais, conduit par de graves enfants, sur le seuil orné de piments et maïs
bigarré, dans l’odeur fraîche de l’adobe et des épis grillés, le geste du vieillard
voilé de pénombre propre et bleue. Je pris le pain cuit dans l’orbe du four, et le
sombre vin des pampres du désert. Béni par les divinités qui dansent sur les
montagnes, un nom me fut donné. J’eus des frères et des sœurs.
Foghorn
Editions Bernard Grasset, 1975
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)
La chasse infinie (15/05/2025)