François Cheng (1919 -) : L’arbre en nous a parlé (I)
L’arbre en nous a parlé
Entre ardeur et pénombre
Le fût
Par où monte la saveur de la sève
de l’originel désir
Jusqu’à la futaie
Jusqu’aux frondaisons
foisonnante profondeur
Portant fleurs et fruits
du suprême flamboiement
Entre élan
vers le libre
Et retour
vers l’abîme
Toute branche est brise
Et tout rameau rosée
Célébrant l’équilibre de l’instant
au nom désormais fidèle
Arbre
Parfois un cyprès pousse en toi
Consentant
tu porteras fruits
Foudroyé
tu deviendras torche
Si tu plonges en toi
- feuilles branches confondues
Par delà tout oubli
Tu transmues
En chant
Le vent
Toi à jamais jaillissement
Propageant d’onde en onde
Ton souffle ombrageant
vers tout le créé qui afflue
Parfois tu salues
Là-bas
l’homme cloué immobile
L’homme enseignant et saignant
Qui n’aura de cesse
A ton instar
De redonner vie
Au bois mort
Là où il croit
Là est le centre
Monte alors l’arbre
entièrement à soi
entièrement livré
L’infini prend corps
Vibrant d’immémorial chaos
fleurant bon la vacuité
Les brises lointaines font cercle
S’approchent à pas de loup
Boivent à la fontaine du tronc
Mangent dans l’écuelle des rameaux
Ici la soif
Ici la faim
Ici mouvance
Ici repos
A la pointe de la cime
Le jour terrestre pend mesure
de son vaste règne
Avant la nuit
L’oiseau géant
A bout d’errance
aspirant au retour
Couronne l’ardente frondaison
De tout l’or de sa souvenance
Feuilles de catalpa
Tendues vers l’au-delà
de soi
Se donner
Pour toutes une fois
Pour ne plus
se refermer
Toucher
plus aigu que gelée
Ouïr
plus délié que vent
Mains trouées d’éclairs
Gonflées de sang
Pour capter de soi
l’au-delà
Toi qui sais
Parle-nous de lilas
Ou de magnolias
Nous qui retenons les noms
Sans saisir la voie du don
De la sève qui gonfle en secret
chaque grappe chaque pétale
Toi qui sais
Apprends-nous à être
Pure couleur pure senteur
Rejoignant de cercle en cercle
Toutes couleurs toutes senteurs
dans l’abandon à la résonnance
Toi qui nous renvoies
à notre nom
Apprends-nous à être
Fleurs de l’oubli
et racine de la souvenance
Au plus-haut de l’an
l’air retient son souffle
Seul se meut un nuage
sur la frondaison
Quand le feu s’évade
quand se tait l’oiseau
Feuilles et racines
sont à l’unisson
Au plus-haut de l’an
l’arbre ailé s’oublie
Proche est le lointain
durable est l’instant
Quand le feu s’évade
quand se tait l’oiseau
Tout tend vers son libre
ou vers son repos
Le nuage en son erre
L’an à son plus haut
Les arbres de l’infinie douleur
Les nuages de l’infinie joie
Se donnent parfois signe de vie
A la lisière du vaste été
Les alouettes passent à travers
Sans rien saisir de leurs paroles
Une source les retiendra seule
Pour donner à boire aux morts
L’oiseau parle :
A l’apogée du printemps
Du fond du feuillage
Une branche se détache
et fait le geste d’accueil
Et nous traversons
l’aire du hasard
Pour nous poser là
A l’instant précis
de l’éternité
Mouvement accordé
de l’Être en sa croissance
Depuis l’argile jusqu’au bois
Depuis le bois jusqu’à la chair
Montée rythmique de la sève
Epanouie en éclats de jade
Sur la crête de la fontaine
Seule en équilibre
plane l’infinie attente
Au cœur du jour
Au cœur de tout
Nous donnons alors le chant
rond comme un nid
Tout le silence fulgure en un chant
Dans l’éternité d’un jour gris
Au cœur du bois
que survolent d’insoucieux nuages
Tout le silence gonflé du chant
surgi des entrailles de la mésange
Rond comme la rotation de l’univers
Rond comme un cœur qui bat
Cœur humain gonflé de douceur, de douleur
de cris de vivants et de morts
Eclatant en unique chant de l’instant
Dans l’éternité du jour gris
que survolent d’oublieux nuages
Au cœur d’un bois
Deux arbres parlent :
A juste distance
Nous croîtrons ensemble
Oublieux des roseaux flétris
du sol calciné
Ensemble nous croîtrons
Droite est notre loi
Destins parallèles
qui jamais ne se croiseront
Hautes branches obliques
Seul signe d’abandon
entre nous
Droite est notre loi
Tentés par l’en-haut
Nous tendrons à deux
Sur la hauteur extrême
l’arc de la lumière
Partira l’invisible flèche
Vers la plus vaste voûte
D’un jet
Arbre
au milieu des champs
Calme îlot assailli
d’invisibles remous
Ouvert à tous les orients
Vers nous
Dit le bonheur d’être ici
Vers ailleurs
Indique la voie
aux oies sauvages
Soudain lointain et absent
Tel midi sous un ciel écumant
où s’éveille le tonnerre
...........................................................
Double chant,
Editions Encre Marine,2000
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)
L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)
Cantos toscans (I) (05/05/2022)
Cinq quatrains (05/05/2023)