Herberto Helder (1930 – 2015) : Source (2,3,6)
Source
2
La pluie cingle en gouttes légères
le sourire dément des mères. Cinglent sans fin
leurs visages chéris, déments,
les doigts jaunes des bougies.
Qui oscillent. Qui sont pures.
Gouttes et bougies pures. Et les mères
s’approchent, soufflent sur les doigts froids.
Leur corps s’anime
sous l’action des os filiaux, de leurs tendons,
leurs organes immergés,
et les calmes mères intrinsèques s’assoient
sur les têtes filiales.
Elles restent assises dans ce long silence empressé,
voyant tout,
brûlant, nourrissant les images,
et l’amour est chaque fois plus fort.
L’amour léger qui cingle leurs visages.
L’amour féroce.
Et les mères sont chaque fois plus belles
Leurs enfants croient qu’elles lévitent.
Des fleurs violentes cinglent leurs paupières.
En bas, en haut, elles respirent.
Silencieuses.
Leur visage baigne dans ces gouttes de pluie
particulières,
autour des bougies. Dans le fleuve
incessant de leurs enfants.
Les mères sont la plus haute
création de leurs enfants, car elles entrent
dans la combustion de leurs enfants, car
leurs enfants sont comme d’envahissantes dents-de-lion,
sur le sol des mères.
Et les mères sont des puits de pétrole dans les mots de leurs enfants,
c’est par eux qu’elle fusent
de la terre.
Et leurs enfants plongent, scaphandriers des
eaux nombreuses
portant leurs mères comme des lacs de poulpes dans leurs mains
et dans l’acuité de toute leur vie.
Alors l’enfant s’asseoit avec sa mère au bout de la table,
à travers lui la mère déplace, ici ou là,
le couvert, la tasse.
Et à travers sa mère l’enfant pense
qu’aucune mort n’est possible, que les eaux
se rejoignent
grâce à sa main à lui qui touche le visage fou
de sa mère qui touche la main pressentie de son enfant.
Jusqu’au coeur de l’amour, jusqu’à ce qu’il soit seulement possible
de tout aimer,
de tout retrouver, au cœur de l’amour.
3
Oh mère violée par la nuit, déposée, disposée
maintenant entre eaux et silences.
Rien ne t’éveille – ni le feuillage des ormes,
ni les fleuves, ni les tournesols,
ni le paysage exalté.
Du temps nouveau j’espère tous les miracles,
sauf toi.
Sillonnant seulement mon sang qui se souvient,
voici que tu t’élèves, chair des mots revenus à leur
virginité impénétrable.
- De ce temps j’espère le vin et le pollen,
d’autres mains plus pures,
plus sagaces,
un autre sexe, une autre voix, un autre goût, une autre vertu
intelligente.
- Puissé-je t’inonder encore de ma jubilation, ô corolle du chant.
Or toi, plus pâle, un lit de pierre
scellera ta bouche.
Et je sais que l’amour, que le pain, l’eau,
le sang et les mots et les fruits seront miens.
Mais toi, rose froide,
toi, outre des vieilles vignes lavées ?
Du temps nouveau, j’espère
le signe ardent, intact,
quand de mes doigts je touche ton nom perpétué,
ô mère enclose, de
mes doigts vides –
alors en eux ta mort toute entière se déploie.
6
Vraiment, tu reposes. Et qui crierait au-dessus de l’abîme
où roulent les calices diaphanes d’un printemps
vieux de vingt-deux ans. Quand je serre les paupières
où découvre ton nom ainsi qu’un paysage,
ce ne sont que grottes vierges où fument des candélabres.
Mère, ce peu qui reste de toi dans l’exaltation du monde. Parfois
tu te mêles un peu aux effrois de la nuit ou bien tu me regardes,
vertigineuse et triste, à travers
les mots.
A l’autre bout de la table tu es morte
tout à fait. Tu sembles esquisser un sourire dans
mes pensées, mais je ne sais que ce n’est là
qu’une solitude épouvantée. Comment as-tu pu mourir
si violente et froide,
à l’instant où mes doigts allaient saisir
ta tête penchée dans
les lumières ? Tu ne te lèveras pas des portraits du passé
où je voudrais sombrer tel un enfant
nocturne. Les villes rédemptrices, nous ne les traverserons pas
ensemble,
absorbés l’un dans l’autre, souriant
comme à l’ombre d’un arbre inspiré, éternel.
Je connais quelques villes d’Europe et la fantaisie lente
de la ville de mon enfance.
Tu n’es plus. C’est une erreur
des muses distraites. Aucune grue ne te fera monter
du cœur des eaux
où tu auras pourri, nimbée de ton invisible amour,
où ramassée dans ta chair brève, ou bien encore
frôlée par la ferveur
d’une existence pure. Je sais de vastes demeures
que tu n’habites pas, le parfum de ces fleurs, des tâches
silencieuses qu’humblement j’accomplis, et des lumières,
des instruments de musique,
des oranges que je dévore, goûtant la vie depuis la gorge
jusqu’aux racines les plus ténues de mes viscères. Tu
n’est plus.
J’imagine qu’il te serait possible, qui sait, d’effleurer
mes lèvres. De me toucher avec tant de vivacité et de mystère
qu’en moi les poutres
de l’aveugle inspiration trembleraient. Tu pourrais être ployée
sur mes
épaules jusqu’à ce que les larmes
dans ma bouche se confondent avec l’anxieuse subtilité
de tes doigts, et que je me sente
perdu entre les piliers et les tunnels des villes
retentissantes.
Ensuite peut-être pourrais-tu venir, le visage empoussiéré,
avec ces yeux délicats de femme restituée,
les pieds brillant sur les chemins de mon silence exalté,
- peut-être
pourrais-tu me sauver comme un mot peut
sauver une pensée, ou une
brève musique éveiller de l’abîme innocent
de la nuit
un instrument qu’enserrent ses cordes mourantes.
Traduit du portugais par Magali et Max de Carvalho
in, « Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935 -2000 »
Editions Gallimard (Poésie), 2003
Du même auteur :
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