Bernard Chambaz (1949 -) : Gisements, élémentaires
Gisements, élémentaires
Et les géographies
le gisant simplement d’un oiseau
l’oubli, par excellence –
puisqu’il n’ y a plus rien à voir. A peine ce fragment de sol, un passage entre
deux météores. Un mot épars, dans ce monde de ruines, l’écho d’un monde
millénaire, un lieu –
comme par hasard :
le Grand lac de l’Ours ? Et ces chrétiens jetés aux bords par l’Océane, affolés,
les yeux bordés d’or et d’écume, pillards à genoux dans l’eau qui se retire
comme une île dont chacun serait roi :
le temps, comme par ouï-dire, de mourir.
*
Elémentaires
les différents éléments de l’ensemble
l’image de l’homme à cheval sur le songe, et l’image
d’un cheval sagement assis sur la lune
les fondements essentiels d’un connaissance
les éléments, ainsi que les mots qui les disent :
fleuve, volcan, geyser, ciels, quaternaire ..., gisant
simplement d’un oiseau
les commencements d’une langue. Ecoutez l’éléphant s’asseoir pour la
première fois dans la bouche d’un enfant, ils s’étonnent l’un l’autre
le matériau du poème
et quelques détails comme un peu de peinture qui s’écaille.
Tache sur la tache de couleur, et tout le tableau s’y engouffre
une simplicité - à toute épreuve
*
les gisements,
hommes, humus : cimetières, églises, baignoires, fosses communes et
charniers, fenêtres, brasiers , grands arbres écarlates, relief
et jusque dans la mer cette incroyable hécatombe. Homme-galion, de Robert
Louis Stevenson. On trouverait alors quelques tortues achevant de digérer le
littoral de vieilles guinées – ses agrumes et ses cuivres
images immuables : comme chez Carpaccio les ossements, ou chez Max Ernst
les oiseaux. Où nous servent de relais mil et mil fragments de poème
déploiement, cordillère, de plumes et de plumes jusqu’à recouvrir les Deux-
Océane ? Voyez ces rouges-gorges, comme un meurtre entre les meurtres.
mots, jachères. Deux volumes déjà sont tombés, comme Louis le seizième, les
traces éclaboussent Concorde – ici, dans ce désordre magistral, c’est une
goutte, une goutte de quoi ?
*
la splendeur du feldspath
l’élision jusqu’à la moindre trace de l’histoire. Jardin des oliviers, croisades,
palais d’hiver,
le boréal, Cousteau
un sphinx dodécaphonique.
Songe aux pastèques
enfouies sous la dune du Grand Désert Salé
- où nous bûmes du thé. Dans
une soucoupe en or
Toutes les métamorphoses du poème. Jonques jaunissantes
brumes grèges roses bambous labrador. De sorte que
le poème se fait homme,
et l’homme
tour à tour oiseau arbre ou pierre.
Eros-
ion, vaste amour, et lente, très lente mandication de l’homme par lui-même,
qui ne l’empêchent pourtant de crier partout où la mort a pris sur lui de
l’avance
*
Et tous ces gisements encore,
partout, sous la phrase, une orgie de métal préciel.
(Ô cendres et oiseaux...),
légende, un éventail de flûtes,
et comme tombe le soir l’envol alenti des flamants parmi
le ponant et les roses.
Ô cendres,
et comme deux vice-rois, oiseaux &
manganèse, dissertant sur le monde depuis la montgolfière où ils ont
embarqués avec Montgolfier le nickel et les anges. Un séisme
leur montre le chemin :
avec une orchidée trois violoncelles
deux poussières de comète
*
polo : un cheval, un maillet et pour buts – la mer.
Et les arbres comme de grands escaliers sur l’écume du ciel
manille : une rose, un valet, et la carte maîtresse.
Et le ciel comme de grands ballons rouges pleins de rêves.
Tilleuls et mûriers à la donne, Bougainville à la coupe.
hokusaï : touffes d’azur. Et une pointe de jade. Dessous la pluie – le soleil, ...,
les cimes de l’herbe, un raz de lumière, le sexe inouï de la terre. Chargé de
sueur un mikado s’avance
qui a des yeux de mousson
ci-gît une hirondelle :
la lune la nuit a rongé sa portée
Cathay Macao Calcutta Karachi
Changaï Haï-Phong
Lahore Panjab Madras Pondichéry et Ceylan et le Gange
(et les arbres comme de grands escaliers
sur l’écume du ciel) Fuji Yokohama
Népalais et Birmans
Bengale Bengale (et le ciel
*
comme de grands ballons rouges pleins de rêves).
Osiris.
Homme par excellence de la comparution, aïeul,
et ce serait déjà de Max Ernst et de Cook, aïeul de chacun,
quel prestigieux voyage, un membre tu le laissais ici, entre
les roseaux et les dunes, ce désert, et ce que pour toi fit ton fils, Ô –
siris qu’escorte
(ils lui portent du miel et des songes)
le feuillement bleu des dogons
pareils à des scorpions
calcinés de soleil
ne mange pas les ombres,
le soleil brûlerait en dedans de ton ventre
ô Jouve Caton Négus, accroupi chacun sur le toit de sa case, flamboyant,
la nuit les engloutit.
*
... et les îles
(Cyclades et Daurades). Où font grand bruit le jasmin et les plumeaux du vent.
Un bruit de voiles mises, d’éventail, et de péroraison. Le brame, comme il
serait d’un amant :
Ouvre les yeux –
le monde sans toi est aveugle
Icare décolle...
le prodige : gouaches, l’épaisse joie aisément devinée de son âme. Et le rêve :
que les gouaches persistent – la Sicile, les Açores, les Sargasses, et les Andes.
Et le cri
(comme en rêve)... décolle, cri dès avant Sicile d’écroulement, brisement de la
cire, Icare s’entaille, choit, il pleut de pleins seaux de soleil.
Oraison,
bruissements de tambours et de gris sur les îles.
Une lithographie amère
d’Icare dans les bras de Dédale
Nicolas de Staël prodigieusement à la fenêtre
*
plante un arbre de la liberté
dans ton jardin. On ne sait jamais
il y a
et c’est un peu comme la place des Trois Cultures – (un vieux mur futuriste)
la face dressée de ces Géants, ils occupent la pierre et tiennent tête au ciel,
cimiers, squelettes éblouissants, comme sur les hauts plateaux les Atlantes
la face joconde des Olmèques, l’herbe leur sourit la bouche édentée et les
affreuses palmes des femmes les plus vieilles, un craquement, quelle couleur
ont leur rêves ?
la face et le corps décharnés de ce Christ, dont la croix a les formes exactement
relâchées de ses bras.
Exceptionnelle émotion, au milieu de la vaisselle et des armes
et les sourcils et les plumes des Apaches des Comanches
et des Sioux, cette impensable courre
et les faces, et les faces
*
Et celui-là –
Au sexe pourpre
Sous son masque de givre –
Une femme accouchant
(corail éloge)
Le dernier quart de l’équinoxe
Et déjà : la lumière,
la vie / la syntaxe / des ruines / / la même ruine –
nuée pareille à un baptême /
les continents glissaient comme une démentielle tectonique,
des gouffres s’ou-
vraient. Arbitraire, admirablement confusé, un dahlia
où le silence même se fût désintégré
comme ces juments de jade –
*
l’océan est leur tombeau.
Beaucoup de terre, beaucoup
malgré cette un peu folle syntaxe dont l’homme ne sait plus bien comment la
prendre, elle lui échappe, encore, mais plus elle est loin plus elle lui semble
belle, l’égide où tout s’emmêle malgré les coupes sombres comme sur la
croûte pourtant radieuse parce qu’une femme est là
L’oubli reflue :
buisson de rose lambardopisan
samouraï
ombres brèches cheminement
l’esprit de l’escalier le maçon la mer
un éclat de faïence
deux ou trois fleuves qu’on entend choir
l’album des oiseaux du chili
un vieux rêve &
une lune en cendres
*
puisqu’aujourd’hui s’achève
avec ce cri de couleur
- blanc orange Ulysse descendant de la montagne
absolu limpide
noir de songe l’incomparable
& pleurant parce qu’il vient de lire
une lettre d’amour
d’une beauté telle qu’il
se demande mon Dieu qu’ai-je fait ?
la foudre l’anémone l’inhabité
naguère tant de larmes
ont coulé au bas de la montagne - gris /
le premier gris
... éocène ... un mot un seul
enneigé
la horde ? la –
qu’ai-je fait de ces dix années-là ?
la vie – basalte placenta
un poème
et autant de semaines ou d’années
*
Les éléments, ainsi
de toute cette gisementerie
avec les graviers et les eaux et le sable, et ce sable pareil à une poignée de
temps, plus rien ne lui ressemble. Ni mémoire ni passage, à peine ce
catalogue où domine le vent :
l’oubli, entre deux météores, quaternaire, tache sur la tache de couleur, un
meurtre entre les meurtres, ce désordre magistral, l’histoire, où nous bûmes
du thé, oiseau et manganèse, la splendeur de montgol - & préciel, de grands
ballons rouges pleins de rêves, bengale bengale, et ce que pour toi fit ton fils,
la nuit les engloutit, l’épaisse joie, prodigieusement à la fenêtre, cimiers, et
les faces, son masque de givre, ces juments de jade, radieuse parce qu’une
femme est là, deux ou trois fleuves, absolu limpide, la foudre l’anémone
et les géographies.
In, Revue « Cahier de poésie, 3 »
Editions Gallimard, 1980