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Le bar à poèmes
30 mars 2019

Bernard Chambaz (1949 -) : Gisements, élémentaires

bernard_chambaz_1_

 

Gisements, élémentaires

 

Et les géographies

le gisant simplement d’un oiseau

 

l’oubli, par excellence –

puisqu’il n’ y a plus rien à voir. A peine ce fragment de sol, un passage entre

deux météores. Un mot épars, dans ce monde de ruines, l’écho d’un monde

millénaire, un lieu –

comme par hasard :

le Grand lac de l’Ours ? Et ces chrétiens jetés aux bords par l’Océane, affolés,

les yeux bordés d’or et d’écume, pillards à genoux dans l’eau qui se retire

comme une île dont chacun serait roi :

le temps, comme par ouï-dire, de mourir.

 

*

Elémentaires

les différents éléments de l’ensemble

l’image de l’homme à cheval sur le songe, et l’image

d’un cheval sagement assis sur la lune

les fondements essentiels d’un connaissance

les éléments, ainsi que les mots qui les disent :

fleuve, volcan, geyser, ciels, quaternaire ..., gisant

simplement d’un oiseau

les commencements d’une langue. Ecoutez l’éléphant s’asseoir pour la

première fois dans la bouche d’un enfant, ils s’étonnent l’un l’autre

le matériau du poème

et quelques détails comme un peu de peinture qui s’écaille.

Tache sur la tache de couleur, et tout le tableau s’y engouffre

une simplicité - à toute épreuve

 

*

les gisements,

hommes, humus : cimetières, églises, baignoires, fosses communes et 

charniers, fenêtres, brasiers , grands arbres écarlates, relief

et jusque dans la mer cette incroyable hécatombe. Homme-galion, de Robert

Louis Stevenson. On trouverait alors quelques tortues achevant de digérer le

littoral de vieilles guinées – ses agrumes et ses cuivres

 

images immuables : comme chez Carpaccio les ossements, ou chez Max Ernst

les oiseaux. Où nous servent de relais mil et mil fragments de poème

déploiement, cordillère, de plumes et de plumes jusqu’à recouvrir les Deux-

Océane ? Voyez ces rouges-gorges, comme un meurtre entre les meurtres.

 

mots, jachères. Deux volumes déjà sont tombés, comme Louis le seizième, les

traces éclaboussent Concorde – ici, dans ce désordre magistral, c’est une

goutte, une goutte de quoi ?

 

*

la splendeur du feldspath

l’élision jusqu’à la moindre trace de l’histoire. Jardin des oliviers, croisades,

palais d’hiver,

le boréal, Cousteau

un sphinx dodécaphonique.

 

Songe aux pastèques

enfouies sous la dune du Grand Désert Salé

- où nous bûmes du thé. Dans

une soucoupe en or

 

Toutes les métamorphoses du poème. Jonques jaunissantes

brumes grèges roses bambous labrador. De sorte que

le poème se fait homme,

et l’homme

tour à tour oiseau arbre ou pierre.

Eros-

ion, vaste amour, et lente, très lente mandication de l’homme par lui-même,

qui ne l’empêchent pourtant de crier partout où la mort a pris sur lui de 

l’avance

 

*

Et tous ces gisements encore,

partout, sous la phrase, une orgie de métal préciel.

(Ô cendres et oiseaux...),

                                         légende, un éventail de flûtes,

et comme tombe le soir l’envol alenti des flamants parmi

le ponant et les roses.

 

Ô cendres,

et comme deux vice-rois, oiseaux &

manganèse, dissertant sur le monde depuis la montgolfière où ils ont

embarqués avec Montgolfier le nickel et les anges. Un séisme

leur montre le chemin :

 

avec une orchidée trois violoncelles

deux poussières de comète

 

*

polo : un cheval, un maillet et pour buts – la mer.

Et les arbres comme de grands escaliers sur l’écume du ciel

 

manille : une rose, un valet, et la carte maîtresse.

Et le ciel comme de grands ballons rouges pleins de rêves.

Tilleuls et mûriers à la donne, Bougainville à la coupe.

 

hokusaï : touffes d’azur. Et une pointe de jade. Dessous la pluie – le soleil, ...,

les cimes de l’herbe, un raz de lumière, le sexe inouï de la terre. Chargé de

sueur un mikado s’avance

qui a des yeux de mousson

 

ci-gît une hirondelle :

la lune la nuit a rongé sa portée

 

Cathay Macao Calcutta Karachi

Changaï Haï-Phong

Lahore Panjab Madras Pondichéry et Ceylan et le Gange

(et les arbres comme de grands escaliers

sur l’écume du ciel) Fuji Yokohama

Népalais et Birmans

Bengale Bengale (et le ciel

 

*

comme de grands ballons rouges pleins de rêves).

Osiris.

Homme par excellence de la comparution, aïeul,

et ce serait déjà de Max Ernst et de Cook, aïeul de chacun,

quel prestigieux voyage, un membre tu le laissais ici,  entre

les roseaux et les dunes, ce désert, et ce que pour toi  fit ton fils, Ô –

 

siris qu’escorte

(ils lui portent du miel et des songes)

le feuillement bleu des dogons

pareils à des scorpions

calcinés de soleil

 

ne mange pas les ombres,

le soleil brûlerait en dedans de ton ventre

 

ô Jouve Caton Négus, accroupi chacun sur le toit de sa case, flamboyant,

la nuit les engloutit.

 

*

... et les îles

(Cyclades et Daurades). Où font grand bruit le jasmin et les plumeaux du vent.

Un bruit de voiles mises, d’éventail, et de péroraison. Le brame, comme il

serait d’un amant :

 

Ouvre les yeux –

le monde sans toi est aveugle

 

Icare décolle...

le prodige : gouaches, l’épaisse joie aisément devinée de son âme. Et le rêve :

que les gouaches persistent – la Sicile, les Açores, les Sargasses, et les Andes.

Et le cri

(comme en rêve)... décolle, cri dès avant Sicile d’écroulement, brisement de la

cire, Icare s’entaille, choit, il pleut de pleins seaux de soleil.

Oraison,

bruissements de tambours et de gris sur les îles.

 

Une lithographie amère

d’Icare dans les bras de Dédale

 

Nicolas de Staël prodigieusement à la fenêtre

 

*

plante un arbre de la liberté

dans ton jardin. On ne sait jamais

 

il y a

et c’est un peu comme la place des Trois Cultures – (un vieux mur futuriste)

la face dressée de ces Géants, ils occupent la pierre et tiennent tête au ciel,

cimiers, squelettes éblouissants, comme sur les hauts plateaux les Atlantes

la face joconde des Olmèques, l’herbe leur sourit la bouche édentée et les

affreuses palmes des femmes les plus vieilles, un craquement, quelle couleur

ont leur rêves ?

la face et le corps décharnés de ce Christ, dont la croix a les formes exactement

relâchées de ses bras.

Exceptionnelle émotion, au milieu de la vaisselle et des armes

et les sourcils et les plumes des Apaches des Comanches

et des Sioux, cette impensable courre

et les faces, et les faces

 

*

Et celui-là –

Au sexe pourpre

Sous son masque de givre –

Une femme accouchant

(corail éloge)

Le dernier quart de l’équinoxe

Et déjà : la lumière,

 

la vie / la syntaxe / des ruines /   / la même ruine –

nuée pareille à un baptême /

les continents glissaient comme une démentielle tectonique,

des gouffres s’ou-

vraient. Arbitraire, admirablement confusé, un dahlia

où le silence même se fût désintégré

 

comme ces juments de jade –

 

*

l’océan est leur tombeau.

 

Beaucoup de terre, beaucoup

malgré cette un peu folle syntaxe dont l’homme ne sait plus bien comment la

prendre, elle lui échappe, encore, mais plus elle est loin plus elle lui semble

belle, l’égide où tout s’emmêle malgré les coupes sombres comme sur la

croûte pourtant radieuse parce qu’une femme est là

 

L’oubli reflue :

buisson de rose lambardopisan

samouraï

ombres brèches cheminement

l’esprit de l’escalier le maçon la mer

 

un éclat de faïence

deux ou trois fleuves qu’on entend choir

l’album des oiseaux du chili

un vieux rêve &

une lune en cendres

 

*

puisqu’aujourd’hui s’achève

avec ce cri de couleur

- blanc orange   Ulysse descendant de la montagne

absolu limpide

noir de songe   l’incomparable

& pleurant parce qu’il vient de lire

une lettre d’amour

d’une beauté telle qu’il

se demande   mon Dieu   qu’ai-je fait ?

la foudre l’anémone l’inhabité

naguère   tant de larmes

ont coulé au bas de la montagne               - gris /

le premier gris

... éocène ...   un mot un seul

enneigé

la horde ? la –

qu’ai-je fait de ces dix années-là ?

 

la vie – basalte placenta

un poème

et autant de semaines ou d’années

 

*

Les éléments, ainsi

de toute cette gisementerie

avec les graviers et les eaux et le sable, et ce sable pareil à une poignée de

temps, plus rien ne lui ressemble. Ni mémoire ni passage, à peine ce

catalogue où domine le vent :

l’oubli, entre deux météores, quaternaire, tache sur la tache de couleur, un

meurtre entre les meurtres, ce désordre magistral, l’histoire, où nous bûmes

du thé, oiseau et manganèse, la splendeur de montgol - & préciel, de grands

ballons rouges pleins de rêves, bengale bengale, et ce que pour toi fit ton fils,

la nuit les engloutit, l’épaisse joie, prodigieusement à la fenêtre, cimiers, et

les faces, son masque de givre, ces juments de jade, radieuse parce qu’une

femme est là, deux ou trois fleuves, absolu limpide, la foudre l’anémone

et les géographies.

 

In, Revue « Cahier de poésie, 3 »

Editions Gallimard, 1980

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