Lorand Gaspar (1925 - 2019) : La maison près de la mer, I
La maison près de la mer, I
I
1
or pâle, brumes de paroles dans le froid
jours et icônes qui noircissent peu à peu
les doigts au bord d’un savoir insoumis –
2
falaise et claviers là-haut des murs blancs
Des fenêtres où résiste la nuit
parfois prennent feu, - des notes qui brûlent
par-delà leur temps dans la musique,
des images au soir tombent sans bruit
dans la rouille très sombre des eaux
3
dans les tiroirs de la chambre
parfumés de sauge et de thym
remuent les bruits de l’autre été
quelques cailloux et bois polis
et la crasse des siècles sur
le noble profil d’Alexandre
qui a brillé un jour sous le pas
dans le désordre des pierres –
4
ici tu as vu la fraîcheur
d’un ordre de ta vie se défaire –
et que de hâte maintenant
pour éteindre un peu de beauté
vivante encore dans la chaux,
le bleu écaillé d’une barque –
5
et il s’agit bien de ce peu
que j’ai vu vibrer sur une aile
allumer l’inconnu d’un corps –
6
il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
pages d’un livre que l’on tourne
brève rafale de l’esprit –
dehors le calme revenu
la mer ravaudait ses filets –
7
matin où le monde s’étonne
mu par la main d’un nouveau-né
entre un rai lumineux et la bouche
et chaque reflet est un cri
nouveau de surprise d’exister –
et les mélodies, les voix
telles des pinceaux et des ailes
qui vont où l’ouvert les porte –
8
le silence des murs la pudeur du mot rose
chuchotements d’odeurs au fond des années
et la mer pieds nus dans les chambres désertes –
mes yeux sont pris encore dans la nuit
mais j’entends déjà le jour qui pétrit
dans sa gorge la fauvette orphée –
9
fluide et cloué tour à tour
l’esprit peu à peu se retrouve
dans le silence qui mûrit
et s’ouvre aux battements du corps,
brève floraison parmi d’autres
sans nombre d’une fugue unique
élancements, défaites et rebonds
vigoureuse clarté d’effroi
dissonances que tu ne peux résoudre –
10
chiffres et mots comme un paquet
de bois tordus de bouteilles brisées
qu’illisibles abandonne la mer.
Une fois encore la lumière si proche
me montre d’abord mes limites
- rend illisible ma pensée –
mais n’est-elle pas entière
dans chaque fureur qui me touche ?
11
j’éteins des images qui heurtent
des miroirs invisibles, attentif
seulement au remous qui se creuse –
oui, oui, tant d’esprit dans les doigts,
l’abîme muet du toucher
cueilli sur les choses et les corps –
pépites d’un feu à Noël
quand passe dehors le traîneau
dans la neige posant son poids
d’une inquiétante douceur –
II
1
je brûle doucement
herbe des jours d’été
un cri de silence
dans l’idée d’infini –
la rugine du matin dénude les os
le ciel est nu un homme écoute
les bruits de son cœur emportés par la mer –
2
les cailloux tremblent
les cailloux rient
se serrent dans le ressac
s’usent et se resserrent
tintent dans ma poche
se déchiffrent à mes doigts
idée que je peux
entendre et toucher –
3
dans le jour de mes yeux
une eau qui se brise –
des gouttes d’espace
sans fin rebrisées –
grappes de pensée
dans la nuit du corps
ouvertes aux mots
levés dans le cœur
pulsation du même
perlement continu
4
certains jours les pierres
essaiment dans le soir
leur ciment de gravité
les mots dissous
l’œil et la main pris
dans l’élan illicite –
5
un clair de corps
regarde les ténèbres
ciel dans l’eau
les montagnes flottent
posées sur la brume
un rire d’enfants
à la fraîcheur du soir
s’émiette sans fin –
6
des miettes du voir
tombées de quelle table
qu’aucune musique –
quand la nuit dévoile
sa blancheur au verger
des pétales bourdonnent
aux ruches du cerveau
la pensée peut-elle
de ces neiges en nous
peser le silence ?
et la nuit écrire
avec des mots blancs ?
7
ma page est claire et les mots obscurs
pattes d’insectes ramant dans le froid
du corps terré encore dans sa peur
j’ignore combien il a fallu creuser
dans le même mouvoir tissé, retissé
pour que sourde l’inconnu du visage
8
une vielle photo de famille
mince supplément au voyage
qui cherche humblement l’oubli –
Patmos et autres poèmes
Gallimard éditeur, 2001
Du même auteur :
La maison près de la mer, II (29/03/2016)
Patmos (29/03/2017)
Nuits (29/03/2018)
Amandiers (29/03/2020)
Sidi-Bou-Saïd / Raouad / Linaria (29/03/2021)
Genèse (29/03/2022)
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Nuits et neiges (29/03/2023)
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