Pierre Mac Orlan (1882 – 1970) : « Tel était Paris... »
Tel était Paris avec sa grande tour où, chaque nuit, crépite la chevelure bleue
de la T.S.F.
et ses étincelles qui laissent sur le mur de la nuit
des traces d’allumettes chimiques ;
avec ses vieux meubles en pierre de taille,
ses parapets où les suicidés bleus et roses
font des rétablissements sur les poignets et ratent leurs numéros ;
avec son grand cirque où le public descend sur la piste,
où les femmes, folles de l’odeur des chevaux,
jaillissent du Moulin Rouge
comme les grains d’une grenade aux muqueuses amarantes.
Et maintenant que les minutes nous échappent
en fine poussière,
maintenant que nous les serrons de toute la force de nos doigts,
Paris dresse sa tour
ainsi qu’une girafe inquiète,
sa tour
qui, le soir venu,
craint les fantômes
et promène dans tous les coins les jets de ses projecteurs,
transformant le ciel parisien en une épure adroitement lavée.
Et l’Arc de Triomphe n’est plus qu’un petit banc
où Tamerlan en vareuse kaki
rêve de reboucler ses leggins.
Et l’étudiante attentive hésite
entre le Bouic et la Sorbonne,
non pour le plaisir de se faire remarquer,
mais afin de passer inaperçue,
le temps de terminer son livre.
Oh Paris !
Ici la Reine Dactylo
se mêle comme l’eau tiède au vin généreux des hommes.
Les petites filles d’autrefois
qui rêvaient du prince d’Annam
en traversant les bois peuplés de satyres médiocres,
ne voient plus,
sur la route tendre de leur avenir en fleurs,
que le bonheur industriel
qu’elles pourront créer de leur dix doigts
sur l’Underwood
d’où sortira la circulaire
qui arrêtera, encore une fois, le sens de nos artères
et le tic-tac familier de la montre ou du cœur
.........................................................
Poésies documentaires complètes
Editions Gallimard, 1954