Saint-Pol-Roux (1861 – 1940) : Pour dire aux funérailles des poètes
Pour dire aux funérailles des poètes
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car ce cercueil n’est pas comme les autres en qui se
trouve un bloc d’argile enlinceulé de langes, celui-ci recèle entre ses planches
un trésor magnifique, un trésor que recouvrent deux ailes très blanches comme
il s’en ouvre aux épaules fragiles des anges.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car ce coffre, il est plein d’une harmonie faite de
choses variées à l’infini : cigales, parfums, guirlandes, abeilles, nids, raisins,
cœurs, épis, fruits, épines, griffes, serres, bêlements, chimères, sphynx,
dés, miroirs, coupes, babues, amphores, trilles, thyrse, arpèges, marotte, paon,
carillon, diadème, gouvernail, houlette, joug, besace, férule, glaive, chaînes,
flèches, croix, colliers, serpents, deuil, éclairs, boucliers, buccin, trophées,
urne, socques, cothurnes, brises, vagues, arc-en-ciel, lauriers, palmes, rosée,
sourires, larmes, rayons, baisers, or, tout cela sous un geste trop prompt
pourrait s’évanouir ou se briser
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car si petit qu’il soit de la taille d’un homme, ce
meuble de silence renferme une foule sans nombre et rassemble en son centre
plus de personnages et d’images qu’un cirque, un temple, un palais, un forum ;
ne bousculez donc pas ces symboles divers pour ne pas déranger la paix d’un
univers.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car cet apôtre de lumière, il fut le chevalier de la
Beauté qu’il servit galamment, à travers le sarcasme des uns et le crachat des
autres, et vous feriez dans le mystère sangloter la première des femmes si vous
couchiez trop durement son amant dans la terre.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car s’il eut toutes nos vertus, mes frères, il eut aussi
tous nos péchés ; allez bien doucement, car vous portez en lui toute l’humanité.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Allez bien doucement, car il était un dieu peut-être, ce poète, un dieu qu’on
a frôlé sans deviner son sceptre, un dieu qui nous offrait la perle et l’hysope du
ciel alors qu’on lui jetait le fiel et les écailles de sa table, un dieu dont le départ
nous plongera sans doute en la ténèbre redoutable ; et c’est pourquoi vont-ils,
vos outils de sommeil, produire tout à l’heure un coucher de soleil.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Mais non, ce que vous faites là n’est qu’un pur simulacre, n’est-ce pas ?
C’est un monceau de roses que l’on a suivi sous l’hypothèse d’un cadavre et
que dans cette fosse vous allez descendre, , ô trésoriers de cendres, et ces
obsèques ne seraient alors qu’une ample apothéose et nous nous trouverions en
face d’un miracle ! Oh ! dites, ce héros n’a pas cessé de vivre, fossoyeurs, ce
héros n’est point mort puisque son âme encore vibre dans ses livres et qu’elle
enchantera longtemps le cœur du monde, en dépit des siècles et des tombes !
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Humble, il voulut se soumettre à la règle commune des êtres, rendre le
dernier soupir et mourir comme nous, pour ensuite, orgueilleux de ce que
l’homme avait le front d’un dieu, ressusciter devant les multitudes à genoux.
En vérité je vous le dis, il va céans renaître notre Maître d’entre ces morts que
gardent le cyprès avec le sycomore, et sachez qu’en sortant de cet enclos du
Temps, nous allons aujourd’hui le retrouver debout dans toutes les mémoires,
comme demain, sur les socles épars érigés par la gloire, on le retrouvera
sculpté dans la piété robuste des humains.
ALLEZ BIEN DOUCEMENT, MESSIEURS LES FOSSOYEURS
Florilège Saint-Pol-Roux
Publications de l’Amitié par le livre, 1943
Du même auteur :
Les litanies de la mer (04/03/2014)
Roscanvel (04/03/2015)
Les Vieilles du hameau (0403/2016)
Dialogue marin (04/03/2017)
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