Saint-Pol-Roux (1861- 1940) : Prière à l'Océan
Aux pêcheurs de Camaret,
Océan :
Divinité de houles et de houles sur des gouffres et des gouffres,
Irascible énergie à la voix de cornoc,
Monstre glauque, semblable à quelque énorme gueule de baudroie suivie d’une
incommensurable queue de congre,
Masse mouvante avec, pour âme, cette lame sourde jaillissant en lave d’un puits
abyssal,
Époux de la Tempête aux griffes de noroît et cheveux de suroît,
Génie double qui souque ta victime entre vent-arrière et vent-debout,
Démon de verre cassant des vaisseaux comme on casse des noix,
Ogre aux dents de récif qui croque des tas d’hommes comme sur la terre nous
croquons des pommes,
Nappe d’orgie sur quoi les flottilles sont les friandises, les escadres les gigots,
Insondable estomac où se digèrent les naufrages dont les épaves rares sur les
flots figurent les os,
Diaphragme innombrable au muscle soulevé depuis les tréfonds inconnus
jusqu’à l’éclair des nues,
Jungle liquide des sautes-de-vent accouplés aux brisants,
Harpagonie de trésors engloutis,
Joute des aventures d’or et des squales d’acier,
Cimetière dansant où les péris se heurtent, l’alliance au doigt,
Farouche pêle-mêle où tout se trouve – sauf un cœur, Océan…
*
Océan :
Ciel à l’envers,
Hublot de l’enfer,
Quelqu’un de formidable parmi tous les êtres,
Chose la plus grande parmi tant de choses,
Geste le plus vaste d’entre tous les gestes,
Majesté la première au rang des majestés,
Océan,
Catastrophe constante,
Agrégat de tourmentes,
Tragédie sans fin,
Oh fais taire tes orgues barbares du large !
Haut sur sa dune aux immortelles d’or
Un poète te parle !
Abaisse donc tes monts sabaothiques
De l’Iroise et des loins atlantiques,
Calme tes nerfs noués en pieuvres,
Scelle tes chiens-de-mer aux creux du Toulinguet,
Aspire ma présence de tes branchies toutes,
Puis, posant les pieds blancs de ton flux sur la grève,
Accueille en cette oreille qu’est ce coquillage
Les mots qui te descendent sur la brise tendre
Arrivée des vallons de l’Aulne et de l’Elorn !
*
Dis, mon grand
Si grand qu’il me semble sombrer dans ta barbe d’écume,
Dis, mon grand si grand que me voici néant,
Vaine fourmi près d’un géant,
Dis, mon grand,
J’ose, moi le veilleur à la proue du vieux monde,
T’implorer pour ceux qui labourent ton onde.
Moi je rêve, eux ils font ;
Moi j’espère, eux s’en vont ;
Poète à son corps-mort, pêcheurs larguant l’amarre,
Je bourlingue sur place, eux sur la grande tasse,
En pierre mon navire s’embosse à la Terre,
Leurs sloops et leurs dundees ce furent d’amples arbres.
Or ce bois sur ton eau, lorsque ton corps se meut,
Mieux vaudrait bien souvent le placer sur le feu.
Dès lors voudrais-tu pas, mon grand, être moins grand ?
Moins grand non pas comme abîme et surface,
Car ainsi tu perdrais ta personne et ta face
Et l’on se vanterait peut-être, nous demain,
De te loger un jour dans le creux de la main.
Mais moins grand par ta rage qui mord leur étrave,
Afin de devenir plus grand d’autre manière,
Celle qui veut un cœur au sein de la matière !
Oui, si grand dans le bon et non plus dans le pire
Que ta masse ne fût qu’un immense sourire ?
Ah ne me raille pas de tous ces becs de cormorans,
Entre la Louve et le Lion, qui volent sur un rang !…
Si tu savais l’enchantement de la caresse
À donner en offrande au lieu de la détresse !
Si tu savais combien en place de paquets,
Il est plus doux d’offrir sa nature en bouquets !
Si tu savais la joie plénière quand on aime,
Tu bannirais ta bave en quelque maëlstrom
Et les perles d’en bas gicleraient vers ton front
Pour, te divinisant, s’y faire diadème !
Si tu savais méchant, le miracle d’amour,
Tu pleurerais tous les péris jusqu’à ce jour !
Seul grand est qui jamais ne prend mais toujours donne,
N’est pas dieu qui se venge, car un dieu pardonne.
Va, si l’on t’égratigne avec des hameçons,
Si l’on plonge en ta vague le fer de la drague,
Si l’on saisit ton sel, si l’on prend tes poissons,
Et si l’on cherche à faire de la flamme blonde
En barattant l’orgueil de ton âme profonde,
Laisse l’humanité jouir de ta beauté,
Puis, si, vivant de toi, l’homme se rit de toi,
Mon grand parmi les grands, eh bien fais comme moi :
Aime quand même, aime encore plus et davantage !
Et lorsque les moqueurs accablent ta bonté,
Lance-leur des baisers à travers le visage.
Enfin cueille la nuit les anciens engloutis
Et porte-les, en les berçant, sur quelque plage,
Au patelin sacré d’où ils étaient partis !
*
Doublant sainte Rocamadour
Et l’esplanade de la Tour
Aux galets ronds comme des coiffes,
Vois l’aile rouge hors du nid
Par Tas de Pois ou Pierres Noires
Vers Irlande ou Mauritanie.
Renvoie nos gâs avec le pain
Et la chanson du lendemain.
La barque est belle fille
Du flèche à la quille.
Épargne-lui lame de fond,
Courant pervers, écueil profond.
Mets douce brise dans ses joues
Pour qu’elle taille sur des roues
Avec des rires sur le pont.
Renvoie nos gâs avec le pain
Et le baiser du lendemain.
Qu’ils nous reviennent, le vivier
Plein de trouvailles du casier.
Et puis, dedans les sillons bleus
De ton jardin miraculeux
Avec le geste pour le blé
Laisse-les semer leurs filets
En vue des mobiles moissons,
Que sont les bancs de tes poissons.
Renvoie nos gâs avec le pain
Et les enfants du lendemain.
*
Gouffre à péris,
Pour muer en dentelles tes crachats de rage
Qui contraint la voile à prendre des ris,
Pour donner à ta lame
Un rythme qui suggère les seins de la femme,
Ouvre ton dur génie aux lois de l’harmonie.
Inscris la certitude à l’écran du mirage
Et place en lots égaux la justice sacrée
Sur les plateaux de la balance des marées.
Joli bientôt comme un sourire de fontaine
Et doux comme un mouton salé de l’Île,
Inspire aux fleuves de t’épandre l’âme neuve
Et bénigne des lacs virginisés de cygnes.
Endossant le manteau de la Vierge Marie,
Tu paraîtras si pur sous la risée fleurie
Que Madame la Terre t’offrira l’anneau
Qui sur le quai sert aux navires d’organeau.
Elle sera l’Épouse, tu seras l’Époux,
Et les vivants bijoux de la pêche du large
Empliront la corbeille d’un tel mariage.
*
Mais je ne te vois mie, Océan mon ami,
Te voici la fourmi, me voilà le géant
Comme agrandi soudain par ton soudain néant,
Toi la synthèse, toi la somme,
Serais-tu pas ce petit homme
À tête naine comme pomme
À genoux devant moi ?
Est-ce toi ce soupir ? est-ce donc toi ce pleur ?
Serait-ce la mer toute, cette frêle goutte ?
Ou bien l’amour dont je porte la fleur,
A-t-il mis dans toi-même son humilité
Jusqu’à me faire don de son immensité ?
Mendiant, je comprends l’espoir tendant la main
Pour quêter en retour ce qui peut rendre humain :
Un cœur, sans quoi n’importe quelle masse n’est rien.
Un cœur te manque, Océan pitoyable – prends le mien !
Petit comme un crapaud, mais grand comme Dieu même,
Il va t’apprendre à dire à la barque : je t’aime !
Et par lui tu seras mon plus grave poème,
Divinité de rythmes et de rythmes sur des grâces et des grâces,
Dont la houle roucoule ainsi qu’une colombe,
Sa lame n’étant plus un couvercle de tombe.
*
Mon cœur, renvoie nos frères dimanche ou lundi,
Mardi, mercredi, jeudi, vendredi,
Si ce n’est samedi,
La cale pleine de poissons dorés du Paradis !
Camaret, 14 août 1927
Les reposoirs de la procession
Volume II : De la colombe au corbeau par le paon
Editions du Mercure de France,1904
Du même auteur :
Les litanies de la mer (04/03/2014)
Roscanvel (04/03/2015)
Les Vieilles du hameau (0403/2016)
Dialogue marin (04/03/2017)
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