Alain Bosquet (1919 – 1998) : « Ne te suicide pas, Seigneur... »
Ne te suicide pas, Seigneur, voici qu’apparaît une orchidée parmi les ruines ;
ne te suicide pas, Seigneur, voici que renaît le ruisseau dans le cratère d’une
bombe ;
ne te suicide pas, Seigneur, le ciel a mis du givre sur sa balafre, l’océan a guéri
sa blessure d’un bandage de corail.
Ecoute, Seigneur, ton univers qui était enfantin comme le cartilage, le voilà
revenu de sa première fougue, de sa grande désobéissance ;
Les comètes continuent de voyager, comme des berlines après une halte au
carrefour de deux paniques,
l’azur n’en est que plus profond, d’avoir été un peu rapace ;
l’aurore n’en est que plus belle, d’avoir failli ne jamais revenir.
Tout n’a pas tellement changé, Seigneur ;
regarde ce hameau, combien de cascades pourraient naître dans sa mare,
combien de peupliers dans son ortie?
Tout n’a pas tellement souffert, Seigneur ;
déjà l’épi de blé pousse dans l’orbite de ceux qui moururent de faim,
déjà les fillettes sautent à la corde sous les ombres de ceux que l’on
décapita…
Tout n’est pas tellement tragique, Seigneur,
puisqu’il y a la route sans fin où même l’exil est oublié,
puisqu’il y a le vent si doux que même les soupirs y sont joyeux,
puisqu’il y a tout ce qui hurle l’immense plaisir d’être vivant.
Poèmes, un (1945-1977)
Editions Gallimard, 1977