Claudio Rodríguez(1934 – 1999) : Parce que nous ne possédons rien / Porque no poseemos
Parce que nous ne possédons rien
Le regard
I
Parce que nous ne possédons rien,
nous voyons. L’œil, brûlant
à cette heure du jour, quand la lumière, cruelle
à force d’être vraie, blesse
le regard, ne m’apporte plus
la simplicité d’autrefois. Je ne sais plus ce qui meurt,
ni ce qui ressuscite. Mais je regarde,
m’enflamme, et le regard devient
baiser – d’amour ou de trahison, je ne sais pas.
Le regard voudrait modeler les choses,
arrêter la hâte aveugle
des adieux, vêtir et cacher
la terrible nudité des adieux,
recouvrir les choses avec la membrane
de l’air, si fine,
les recouvrir
ne serait-ce qu’avec la tendresse subtile
du voile qui sépare les grains
de la grenade. Le regard voudrait passer son huile,
si dense de jeunesse et de fatigue,
dans les mille gonds lumineux
par où pénètre la réalité, et s’y glisser
déposant dans des alcôves fécondes
son fond et sa dépouille,
son nid et sa tourmente,
sans jamais pouvoir les habiter. Quel regard
obscur en voyant des choses
si claires. Regarde, regarde :
la fumée monte, de l’usine sortent
des hommes,
les yeux baissés et basse la tête ;
voilà le Tormes et son ciel haut,
des enfants sur ses rives, parmi les débris
où grattent des poules. Regarde, regarde :
vois comme les choses surgissent déjà
sourcils froncés et dans la rudesse
portant encore leurs mortaises et leurs chevilles.
Coule mon regard, source de grand débit,
mon seul salut, fixe et dessine
- comme font les amoureux sur les arbres –
la folie harmonieuse de la vie
dans tes rapides eaux passagères.
II
La mystérieuse et permanente jeunesse
de ce qui existe, sa merveilleuse éternité,
frappent à présent
avec leurs poings blessés
une pupille prisonnière. Depuis longtemps
(et je sais aujourd’hui pourquoi) tout m’était égal,
voir la fleur ou la plaie, le piège ou la caresse,
mais cet après-midi ma solitude
est mise à nu, je regarde
d’un regard différent. Je vois des compagnons
faux et taciturnes,
gorgés de mots d’ordre,
si riches de propagande et si pauvres de chant ;
et moi-même je me suis trompé ; beaucoup de villes
aux armoiries de cupidité et
ce peuple rapace que j’aime malgré tout,
me regardèrent en cachette d’un mauvais œil
et j’attendais toujours, parmi
leurs sales clins d’œil, un moment favorable.
Le moment d’aujourd’hui. La dernière lumière
tremble dans l’air. C’est l’heure
où notre regard
rajeunit et s’embellit,
l’heure où malgré la honte figée
sur mon visage je regarde et j’échange
ma vie entière contre un regard,
absent et lointain,
le seul qui puisse me servir, et pour la seule raison
que j’aime mes deux yeux :
un regard qui n’a pas de maître.
Traduit de l’espagnol par Jacinto - Luis Guereña
in, « Anthologie bilingue de la poésie espagnole contemporaine »
(Marabout Université)
Gérard & C°, Verviers (Belgique), 1969
Du même auteur :
Don de l’ivresse / Don de la ebriedad (04/10/2019)
Etranger / Ajeno (04/10/2020)
L’embauche des gamins / « Qué estáis haciendo aquí?.. » (04/10/2021)
Comme le bruissement des feuilles du peuplier / « El dolor verdadero no hace ruido... » (04/10/2022)
Gestes / Gestos (04/10/2023)
Un évènement / Un suceso (04/10/24)
Porque no poseemos
La mirada
I
Porque no poseemos,
vemos. La combustión del ojo en esta
hora del día, cuando la luz, cruel
de tan veraz, daña
la mirada, ya no me trae aquella
sencillez. Ya no sé qué es lo que muere,
qué lo que resucita. Pero miro,
cojo fervor, y la mirada se hace
beso - ya no sé si de amor o traicionero.
Quiere acuñar las cosas,
detener su hosca prisa
de adiós, vestir, cubrir
su feroz desnudez de despedida
con lo que sea: con esa membrana
delicada del aire,
aunque fuera tan sólo
con la sutil ternura
del velo que separa las celdillas
de la granada. Quiere untar su aceite,
denso de juventud y de fatiga,
en tantos goznes luminosos que abre
la realidad, entrar
dejando allí, en alcobas tan fecundas,
su poso y su despojo,
su nido y su tormenta,
sin poder habitarlas. Qué mirada
oscura viendo cosas
tan claras. Mira, mira :
allí sube humo, empiezan
a salir de esa fábrica los hombres,
bajos los ojos, baja la cabeza ;
allí está el Tormes con su cielo alto,
niños por las orillas, entre escombros
donde escarban gallinas. Mira, mira :
ve cómo ya, aun con muescas y clavijas,
con ceños y asperezas,
van fluyendo las cosas. Mana, fuente
de rica vena, mi mirada, mi única
salvación, sella, graba,
como en un árbol los enamorados,
la locura armoniosa de la vida
en tus veloces aguas pasajeras.
II
La misteriosa juventud constante
de lo que existe, su maravillosa
eternidad, hoy llaman
con sus nudillos muy heridos a esta
pupila prisionera. Hacía tiempo
(qué bien sé ahora el por qué) me era lo mismo
ver flor que llaga, cepo que caricia,
pero esta tarde ha puesto al descubierto
mi soledad y miro
con mirada distinta. Compañeros
falsos y taciturnos,
cebados de consignas, si tan ricos
de propaganda, de canción tan pobres;
yo mismo, que fallé, tantas ciudades
con ese medallón de barro seco
de la codicia, tanto
pueblo rapaz al que a mi pesar quiero,
me fueron, a hurtadillas,
haciendo mal de ojo, y yo seguía
entre los sucios guiños, esperando
un momento. Éste de hoy. Tiembla en el aire
la última luz. Es la hora en que nuestra mirada
se agracia y se adoncella.
La hora en que, al fin, con toda
la verguenza en la cara, miro y cambio
mi vida entera por una mirada,
esa que ahora está lejos,
la única que me sirve, por la sola
cosa por la que quiero estos dos ojos:
esa mirada que no tiene dueño.
Poème précédent en espagnol :
José Herrera Petere : Arbres / Arboles (23/08/2018)
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Pablo Neruda: « Que ne t’atteigne pas l’air... » / « No te toque la noche... » (02/11/2018)