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Le bar à poèmes
4 octobre 2018

Claudio Rodríguez(1934 – 1999) : Parce que nous ne possédons rien / Porque no poseemos

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Parce que nous ne possédons rien

Le regard

I

Parce que nous ne possédons rien,

nous voyons. L’œil, brûlant

à cette heure du jour, quand la lumière, cruelle

à force d’être vraie, blesse

le regard, ne m’apporte plus

la simplicité d’autrefois. Je ne sais plus ce qui meurt,

ni ce qui ressuscite. Mais je regarde,

m’enflamme, et le regard devient

baiser – d’amour ou de trahison, je ne sais pas.

Le regard voudrait modeler les choses,

arrêter la hâte aveugle

des adieux, vêtir et cacher

la terrible nudité des adieux,

recouvrir les choses avec la membrane

de l’air, si fine,

les recouvrir

ne serait-ce qu’avec la tendresse subtile

du voile qui sépare les grains

de la grenade. Le regard voudrait passer son huile,

si dense de jeunesse et de fatigue,

dans les mille gonds lumineux

par où pénètre la réalité, et s’y glisser

déposant dans des alcôves fécondes

son fond et sa dépouille,

son nid et sa tourmente,

sans jamais pouvoir les habiter. Quel regard

obscur en voyant des choses

si claires. Regarde, regarde :

la fumée monte, de l’usine sortent

des hommes,

les yeux baissés et basse la tête ;

voilà le Tormes et son ciel haut,

des enfants sur ses rives, parmi les débris

où grattent des poules. Regarde, regarde :

vois comme les choses surgissent déjà

sourcils froncés et dans la rudesse

portant encore leurs mortaises et leurs chevilles.

Coule mon regard, source de grand débit,

mon seul salut, fixe et dessine

- comme font les amoureux sur les arbres –

la folie harmonieuse de la vie

dans tes rapides eaux passagères.

 

II

 

La mystérieuse et permanente jeunesse

de ce qui existe, sa merveilleuse éternité,

frappent à présent

avec leurs poings blessés

une pupille prisonnière. Depuis longtemps

(et je sais aujourd’hui pourquoi) tout m’était égal,

voir la fleur ou la plaie, le piège ou la caresse,

mais cet après-midi ma solitude

est mise à nu, je regarde

d’un regard différent. Je vois des compagnons

faux et taciturnes,

gorgés de mots d’ordre,

si riches de propagande et si pauvres de chant ;

et moi-même je me suis trompé ; beaucoup de villes

aux armoiries de cupidité et

ce peuple rapace que j’aime malgré tout,

me regardèrent en cachette d’un mauvais œil

et j’attendais toujours, parmi

leurs sales clins d’œil, un moment favorable.

Le moment d’aujourd’hui. La dernière lumière

tremble dans l’air. C’est l’heure

où notre regard

rajeunit et s’embellit,

l’heure où malgré la honte figée

sur mon visage je regarde et j’échange

ma vie entière contre un regard,

absent et lointain,

le seul qui puisse me servir, et pour la seule raison

que j’aime mes deux yeux :

un regard qui n’a pas de maître.

 

Traduit de l’espagnol par Jacinto - Luis Guereña

in, « Anthologie bilingue de la poésie espagnole contemporaine »

(Marabout Université)

Gérard & C°, Verviers (Belgique), 1969

 

Du même auteur :

Don de l’ivresse / Don de la ebriedad (04/10/2019)

Etranger / Ajeno (04/10/2020)

 L’embauche des gamins / « Qué estáis haciendo aquí?.. » (04/10/2021)

Comme le bruissement des feuilles du peuplier / « El dolor verdadero no hace ruido... » (04/10/2022)

 Gestes / Gestos (04/10/2023)

Un évènement / Un suceso (04/10/24)

 

 

Porque no poseemos

La mirada

I

Porque no poseemos,

vemos. La combustión del ojo en esta

hora del día, cuando la luz, cruel

de tan veraz, daña

la mirada, ya no me trae aquella

sencillez. Ya no sé qué es lo que muere,

qué lo que resucita. Pero miro,

cojo fervor, y la mirada se hace

beso - ya no sé si de amor o traicionero.

Quiere acuñar las cosas,

detener su hosca prisa

de adiós, vestir, cubrir

su feroz desnudez de despedida

con lo que sea: con esa membrana

delicada del aire,

aunque fuera tan sólo

con la sutil ternura

del velo que separa las celdillas

de la granada. Quiere untar su aceite,

denso de juventud y de fatiga,

en tantos goznes luminosos que abre

la realidad, entrar

dejando allí, en alcobas tan fecundas,

su poso y su despojo,

su nido y su tormenta,

sin poder habitarlas. Qué mirada

oscura viendo cosas

tan claras. Mira, mira :

allí sube humo, empiezan

a salir de esa fábrica los hombres,

bajos los ojos, baja la cabeza ;

allí está el Tormes con su cielo alto,

niños por las orillas, entre escombros

donde escarban gallinas. Mira, mira :

ve cómo ya, aun con muescas y clavijas,

con ceños y asperezas,

van fluyendo las cosas. Mana, fuente

de rica vena, mi mirada, mi única

salvación, sella, graba,

como en un árbol los enamorados,

la locura armoniosa de la vida

en tus veloces aguas pasajeras.

II

La misteriosa juventud constante

de lo que existe, su maravillosa

eternidad, hoy llaman

con sus nudillos muy heridos a esta

pupila prisionera. Hacía tiempo

(qué bien sé ahora el por qué) me era lo mismo

ver flor que llaga, cepo que caricia,

pero esta tarde ha puesto al descubierto

mi soledad y miro

con mirada distinta. Compañeros

falsos y taciturnos,

cebados de consignas, si tan ricos

de propaganda, de canción tan pobres;

yo mismo, que fallé, tantas ciudades

con ese medallón de barro seco

de la codicia, tanto

pueblo rapaz al que a mi pesar quiero,

me fueron, a hurtadillas,

haciendo mal de ojo, y yo seguía

entre los sucios guiños, esperando

un momento. Éste de hoy. Tiembla en el aire

 la última luz. Es la hora en que nuestra mirada

se agracia y se adoncella.

La hora en que, al fin, con toda

la verguenza en la cara, miro y cambio

mi vida entera por una mirada,

esa que ahora está lejos,

la única que me sirve, por la sola

cosa por la que quiero estos dos ojos:

esa mirada que no tiene dueño.

 

Poème précédent en espagnol :

José Herrera Petere : Arbres / Arboles (23/08/2018)

Poème suivant en espagnol :

Pablo Neruda: « Que ne t’atteigne pas l’air... » / « No te toque la noche... » (02/11/2018)

 

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