Loys Masson (1915 -1970) : Poème à mon père
Poème à mon père
Mon père tu dors en lit de semences sur l’eau de tes yeux
Les larmes de ma mère descendent jusqu’à toi à travers le sol spongieux,
aux bras des graminées – sur ton ventre poussent la campanule et l’oseille.
On m’a écrit « il s’en est allé d’urémie au mois d’août, on lui avait amputé
l’orteil
il est mort dix jours après t’appelant tant qu’il a pu parler »
Oh mon père ne sais-tu pas que ton front est la bouée de silence près de
laquelle le fils prodigue qui est comme un voilier revient l’heure où tes mains
se joignent pour le dernier croisement des mains ?
Tu t’en es allé avec ta misère et ton veston brun troué aux coudes. La lettre
de ma mère est datée du 31 octobre quarante et un
« Nous l’avons enterré à Saint-Jean dans le terrain de nôtre petite Odile,
aujourd’hui
nous lui portons une croix neuve que nous avons fait faire pour lui. »
Tu es étendu de ton long sous la terre de mon pays ; elle est lourde de
tourterelles vers ton cou – tes poches sont pleines de pépins
Tu as les pieds nus comme les mendiants qui venaient chercher le pain
que ma mère leur gardait au fond d’un vieux buffet luisant
et qui psalmodiaient leur remerciement d’une voix douce et peureuse en se
courbant.
Mes frères parfois s’arrêtent, mes soeurs font couler de leurs cheveux du
soleil à l’endroit de la terre où elles pensent qu’est ton visage terreux
La route devant serpente avec sa plainte d’essieux
L’église est proche, on entend grommeler le sacristain contre les pigeons
qui fientent sur le parvis.
Oh mon père, j’habite en contrée lointaine, je ne suis pas là lorsque fleurit
l’aloès dont tu aimais les fleurs et qu’ils te portent pour ta fête.
Nous allions dans les jardins, tu m’apprenais le secret des boutures
et des greffes, et comment la rose naît, et comment le fruit mûr du
manguier pèse de son parfum sur les branches de la Croix du Sud.
Tu savais tout des plantes et des hommes. Ton paletot de toile se gonflait
aux souffles rudes
qui jettent les foules aux barricades les soirs d’émeute – et les fouets
où qu’ils claquaient laissaient sur tes épaules ce fin liseré rouge où j’ai
appris la Liberté.
Tu as coulé ta vie entre les humbles comme une rivière coule entre les
roseaux
humble toi-même mon père avec tes souliers qui faisaient eau,
bafoué, bafoué et croyant à la justice
sous ton chapeau moisi et tes pauvres chemises.
– Tu es mort.
Je me trompe quand je dis que tu dors : tu as les yeux grands ouverts
Ma mère est une forme blanche qui va à tâtons sur la terre
Vous vivez avec nous. La nuit ta tombe arbore une voile carrée, très pâle
sous la lune du tropique, et roule entre les caveaux chaulés
La grille grince comme une écluse, tu as des feux de position verts et bleus
à tes doigts
Jésus-Christ est ce phare tranquille sur les grands bois.
Tu croises à fleur de racines partout où le traqué lutte et prie
Tu dérades jusqu’à la maison à l’heure de la soupe et du pain gris
qu’on partage avec toi en pleurant.
Tu viens jusqu’à moi aux jours de grand vent, tu accroches une ancre aux
maïs
Ta main frôle ma main lorsque je touche l’écorce fraternelle d’un bouleau
et je fais tressauter ta tête de lumière aux cahots des chars de liberté.
Délivrez-nous du Mal
Editions Seghers, 1945
Du même auteur :
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