Loys Masson (1915 – 1969) : Poème du 20 Avril (1)
Loys Masson et Marthe Romains
Poème du 20 Avril
Longtemps avant que ne m’arrivent aujourd’hui si matin cette douceur, ce
rayon bras sur bras passé de l’étoile et du point du jour ;
longtemps, longtemps avant que n’aient surgi du souffle la poitrine de
tempérie et la longue tête et l’épaule pascoure – cette aubépine, son vêtement
saint ;
avant même la fin d’hiver et le jeune dégel au dédale des jardins, au temps
de la mésange encore blessée d’amer et de l’absente hirondelle déjà je savais
que je me lèverais en ce jour du mouvement éternel et sûr de la marée
toutes mes épaves à jamais derrière moi
corrodées, effacées –
Et que je remplirais de l’amour de mes yeux le monde, à côté de moi ces
étoiles nouvelles plus petites les yeux de mon enfant
en marche tout deux vers ma femme et la saison, ces saisons parallèles
s’ordonnant aux feux prochains d’été...
Ce jour, je veux le vivre jusqu’au sang. Dans la moindre pousse et la
moindre herbe et la branche, dans le moindre pollen flottant
je serai ;
dans la groseille candeur coeur acide saveur captive attendant l’exeat des
feuilles
et dans la source et le champ et le bois et la vigne et l’odeur
dans la herse d’aiguë douceur et le premier arrosoir jeté chevelure sur la
prime chaleur –
partout et tout à la fois à genoux et glorieux
adoré adorant,
immensément fertilisant et buvant la fertilité au grand verre d’argent
de la présence d’un enfant.
Je veux vivre, vivre en ce jour jusqu’à l’extrême de sa vie et de la mienne,
que rien ne soit que je n’aie d’abord enlacé dans son aurore,
à qui je n’aie donne la vie moi-même
père frère et pâture.
C’est moi cet homme là-bas lourdement marchant et qui cherche quel franc
dialogue il va engager avec la graine pour qu’elle germe, c’est moi le mur
doux-croulant soudain amoureux en son milieu de la glycine
moi la voix, moi le jeune élément qui rit dans les quatre élémentaires
la labour, la foi ;
l’intrusion du rayon descendant épouser la racine et qui remontera ce soir
emportant pour la nuit le spirituel de l’arbre
tout un graal de longue sève à répandre demain sur le poème.
Moi le talus encore frileux et le fossé
moi dans la motte ancienne que la pioche réveille, retrouvant dans le soleil
son origine sainte – astre obscur sous l’anneau satellite d’un orvet
Moi
et cet enfant cette femme mon amour
jamais ne nous perdant à tout instant nous rejoignant
partout et là encore et là-bas
trois dans la solitude qu’aménage chambellan des recueillements d’avril à la
longue dague de brume tremblée le héron gris sur la rivière, trois dans cette
avance à l’infini sur la prairie d’une pacifique armée verte
au siège de la dernière jachère citadelle ;
Trois et nul n’est à la première place nul à la dernière
moi mon amour mon garçon.
Est-ce moi qui édicte, est-ce lui ou encore ces yeux où tient ma part de
lumière, où si longtemps elle a tenu ?
Ceux-ci, celui-là avec la saison si étroitement confondus
et moi
que je ne sais plus si je me nomme printemps ou si c’est le temps, si c’est le
temps qui s’appelle loys
Et j’ordonnance d’amour et voici la bonne loi :
Pour l’enfant –
La jacinthe sera la première
Là il sera gardien des cytises
L’ombelle rêveuse aventurière
D’un conte que la prairie raconte.
Le chèvrefeuille avec sa fronde
Visera la pluie quand il fait chaud pour qu’elle tombe.
Tout là-haut à la fontaine-christ
Le cerisier mènera rougir ses cerises
L’anémone sera le cou
Du temps, deux œillets ses deux genoux.
Le Christ-enfant dans l’églantine
Afin qu’Hérode en la pierre du portail
Ente deux larrons-azalées
Pour le saint jean d’un jasmin vaille que vaille
Fasse avancer la matinée
Vers midi de la croix flambée.
A traire le lait des primevères
La jonquille sera occupée
En diligence bergère
Pour son plaisir jusqu’à l’été.
Pour mon amour sera dans les fourrés
La fleur étrange et sans nom
Tout comme elle ancienne et nouvelle
La pluie en tombant glissant sur l’airelle
S’en imprégnera en chaque goutte perlée
Chantera airelle le plus doux son
La plus tendre merveille,
Chantera l’airelle et c’est le son
Du cœur printemps battant après elle.
Pour moi les serpents d’eau
Dans la voix du gorge-bleue mirés
Sages serpents déserpentés...
*
Je me souviens de l’hiver et des bannières du froid, blanches, aux aigles
d’insensée transparence
balancées sur l’écaille des fontaines.
La contrée du gel s’ouvrait devant moi en lent silence, comme d’une porte
que seul aurait poussée l’esprit d’une main – c’était le pays du mi-mourir ;
Au seuil, un christ d’ongle sur une croix d‘ongle et de saphir
cloué de clous d’os.
Il agonisait trop droit, sans plus rien d’humain, sans même un soupir qui me
reliât à la Promesse
et ne mourait pas
et me regardait et regardait l’homme et la bête et la plante de l’infini de ses
yeux plats,
de la miséricorde prisonnière du givre de son côté...
Tout se rétrécissait jusqu’à la haine.
tout de sommeil creux et d’aiguilles ;
La mort égarait sa caresse sur une vie qui n’était plus qu’à moitié mortelle,
sur le glacis de l’immobilité assise dans le poids ;
Très loin l’étourneau et le corbeau sentinelles rois noirs régissant le gui
d’un impossible janvier...
Parfois
d’absurde connivence avec moi la neige s’essayait à agrandir la terre
vers tout ce que je croyais pouvoir retrouver, ré-aimer :
Une amère géographie, un continent pâle sans le levain du chiendent serre-
souvenir
et qui s’aplatissait encore à mesure que je marchais vers lui, que je nommais
(que je croyais nommer)
des visages et que seul me répondait mon reflet glacé démesuré.
Je me souviens de l’hiver et de ma vie. Qui connaît l’infini de la sentence
portée dans une goutte de pluie que le gel a saisie
pupille fixe et dure qui mourra dans sa larme ? Chaque année ainsi j’étais
jugé et le pardon de mars survenait trop tard, inutile, quand les yeux
innombrables et justes étaient partis
et l’hiver me restait, menace, passé-péché à renaître de mon avenir.
Qui a pesé aux balances de damnation le poids de l’absence du loriot
le poison condamné endormi sous l’arête des mares
la ruine de la rose et le sommeil de l’escargot ?
Qui
a senti contre soi-même résonner la hache là-bas dans la futaie où l’arbre ne
se défend plus de ses génies verts et de ses nids ?
agonie...
J’étais cet homme-là. Chaque année quatre mois au pays du mi-mourir avec
ma blessure blanche
- Et il fallait ensuite si durement revenir !
les ruelles du renouveau pour quel Lazare pavoisées ?
pour qui ce frai de rosée dans l’ombre des nouvelles branches ?
le printemps surprise mi-poisson mi-oiseau,
tout moi-même à rapprivoiser...
Je me souviens de l’hiver. Mais cet hiver ne fut pas comme les autres.
........................................................................................................................
Revue « Esprit, Janvier 1957 »
Du même auteur :
« Je n'ai jamais connu dans sa vérité… » (25/07/2014)
Symphonie 1959 de Paula (21/05/2017)
Poème à mon père (21/05/2018)