Jean Grosjean (1912 – 2006) : « Si tu déchires le voile ...
IX
Si tu déchires le voile qui cachait l’ombre, tu n’éclaires que le vide où
tes pas font un froissement de branches et tes doigts des lueurs de linge.
Tu n’a été que de passage en toi où je trouverais tes chambres plus
désertes que mes demeures inhabitables sous les ruissellements des
pluies chanteuses.
D’errantes odeurs de foin, de buffet rance ou de renard mouillé parlent
de toi autant que la rumeur des prophéties tapies dans les buissons.
Plus je m’égare et mieux je te devine autour de moi à tes signes épars, la
fumée sur les bois, un vol d’oiseau, tel tintement de pierre.
Je cours sans cesse à des lieux que tu quittes sans te voir, sur mes pas ou
dans mon cœur, rire en silence à la façon des dieux.
Tu te tiens aux aguets dans ma mémoire et me déjoues quand je veux
t’investir, toi qui sais prendre l’air distrait dont les roseaux se confondent
aux brumes.
Le cahotement d’un char au point du jour ou d’un soleil d’hiver sur les
collines sont tes prétextes à m’obséder le cœur comme les coups sourds des
bêtes à l’étable ou du glas dans le ciel.
Quand tu voudrais faire oublier ton nom, tu ne peux me détourner de toi
que rien ne lie et dont ne me délient ni les sommeil, ni la joie, ni la mort.
Je suis en proie à ton antique exode avec les clartés incertaines, les sons
perdus et cette saveur de première violette qu’on mâche à l’aube de la
résurrection.
Elégies
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« S’est-on figuré… » (09/05/2016)
« Où étais-tu quand… » (09/05/2017)