Blaise Cendrars (1887 – 1961) : West
West
I. ROOF–GARDEN
Pendant des semaines les ascenseurs ont hissé hissé des caisses des caisses de
terre végétale
Enfin
A force d'argent et de patience
Des bosquets s'épanouissent
Des pelouses d'un vert tendre
Une source vive jaillit entre les rhododendrons et les camélias
Au sommet de l'édifice l'édifice de briques et d'acier
Le soir
Les waiters graves comme des diplomates vêtus de blanc se penchent sur le
gouffre de la ville
Et les massifs s'éclairent d'un million de petites lampes versicolores
Je crois Madame murmura le jeune homme d'une voix vibrante de passion
contenue
Je crois que nous serons admirablement ici
Et d'un large geste il montrait la large mer
Le va-et-vient
Les fanaux des navires géants
La géante statue de la Liberté
Et l'énorme panorama de la ville coupée de ténèbres perpendiculaires et de
lumières crues
Le vieux savant et les deux milliardaires sont seuls sur la terrasse
Magnifique jardin
Massifs de fleurs
Ciel étoilé
Les trois vieillards demeurent silencieux prêtent l'oreille au bruit des rires et
des voix joyeuses qui montent des fenêtres illuminées
Et à la chanson murmurée de la mer qui s'enchaîne au gramophone
II. SUR L’HUDSON
Le canot électrique glisse sans bruit entre les nombreux navires ancrés dans
l'immense estuaire et qui battent pavillon de toutes les nations du monde
Les grands clippers chargés de bois et venus du Canada ferlaient leurs voiles
géantes
Les paquebots de fer lançaient des torrents de fumée noire
Un peuple de dockers appartenant à toutes les races du globe s'affairait dans
le tapage des sirènes à vapeur et les sifflets des usines et des trains
L'élégante embarcation est entièrement en bois de teck
Au centre se dresse une sorte de cabine assez semblable à celle des gondoles
vénitiennes
III. AMPHYTRYON
Après le dîner servi dans les jardins d'hiver au milieu des massifs de citronniers
de jasmins d'orchidéesIl y a bal sur la pelouse du parc illuminé
Mais la principale attraction sont les cadeaux envoyés à Miss Isadora
On remarque surtout un rubis « sang de pigeon » dont la grosseur et l'éclat sont
incomparables
Aucune des jeunes filles présentes n'en possède un qui puisse lui être comparé
Élégamment vêtus
D'habiles détectives mêlés à la foule des invités veillent sur cette gemme et la
protègent.
IV. OFFICE
Radiateurs et ventilateurs à air liquide
Douze téléphones et cinq postes de T.S.F.
D'admirables classeurs électriques contiennent les myriades de dossiers
industriels et scientifiques sur les affaires les plus variées
Le milliardaire ne se sent vraiment chez lui que dans ce cabinet de travail
Les larges verrières donnent sur le parc et la ville
Le soir les lampes à vapeur de mercure y répandent une douce lueur azurée
C'est de là que partent les ordres de vente et d'achat qui culbutent parfois les
cours de Bourse dans le monde entier
V. JEUNE FILLE
Légère robe en crêpe de Chine
La jeune fille
Élégance et richesse
Cheveux d'un blond fauve où brille un rang de perles
Physionomie régulière et calme qui reflète la franchise et la bonté
Ses grands yeux d'un bleu de mer presque vert sont clairs et hardis
Elle a ce teint frais et velouté d'une roseur spéciale qui semble l'apanage des
jeunes filles américaines
VI. JEUNE HOMME
Cest le Brummel de la Fifth Avenue
Cravate en toile d'or semée de fleurettes de diamants
Complet en étoffe métallique rose et violet
Bottine en véritable peau de requin et dont chaque bouton est une petite perle
noire
Il exhibe un pyjama en flanelle d'amiante un autre complet en étoffe de verre
un gilet en peau de crocodile
Son valet de chambre savonne ses pièces d'or
Il n'a jamais en portefeuille que des banknotes neuves et parfumées
VII. TRAVAIL
Des malfaiteurs viennent de faire sauter le pont de l'estacade
Les wagons ont pris feu au fond de la vallée
Des blessés nagent dans l'eau bouillante que lâche la locomotive éventrée
Des torches vivantes courent parmi les décombres et les jets de vapeur
D'autres wagons sont restés suspendus à 60 mètres de hauteur
Des hommes armés de torches électriques et à l'acétylène descendent le sentier
de la vallée
Et les secours s'organisent avec une silencieuse rapidité
Sous le couvert des joncs des roseaux des saules les oiseaux aquatiques font un
joli remue-ménage
L'aube tarde à venir
Que déjà une équipe de cent charpentiers appelés par télégraphe et venus par
train spécial s'occupent à reconstruire le pont
Pan pan-pan
Passe-moi les clous
VIII. TRESTLE-WORK
Rencontre-t-on un cours d'eau ou une vallée profonde
On la passe sur un pont de bois en attendant que les recettes de la compagnie
permettent d'en construire un en pierre ou en fer
Les charpentiers américains n'ont pas de rivaux dans l'art de construire ces
ponts
On commence par poser un lit de pierres dures
Puis on dresse un premier chevalet
Lequel en supporte un second puis un troisième puis un quatrième
Autant qu'il en faut pour atteindre le niveau de la rive
Sur le dernier chevalet deux poutres
Sur les deux poutres deux rails
Ces constructions audacieuses ne sont renforcées ni par des croix de St. André
ni par des fers en T
Elles ne tiennent que par quelques poutrelles et quelques chevilles qui
maintiennent l’écartement des chevalets
Et c'est tout
C'est un pont
Un beau pont
IX. LES MILLE ILES
En cet endroit le paysage est un des plus beaux qui se trouvent en Amérique du
NordLa nappe immense du lac est d'un bleu presque blanc
Des centaines et des centaines de petites îles verdoyantes flottent sur la calme
surface des eaux limpides
Les délicieux cottages construits en briques de couleurs vives donnent à ce
paysage l'aspect d'un royaume enchanté
Des luxueux canots d'érable d'acajou élégamment pavoisés et couverts de tentes
multicolores vont et viennent d'une île à l'autre
Toute idée de fatigue de labeur de misère est absente de ce décor gracieux pour
milliardaires
Le soleil disparaît à l'horizon du lac Ontario
Les nuages baignent leurs plis dans des cuves de pourpre violette d'écarlate et
d'orangé
Quel beau soir murmurent Andrée et Frédérique assises sur la terrasse d'un
château du moyen âge
Et les dix mille canots moteurs répondent à leur extase
X. LABORATOIRE
Visite des serres
Le thermo siphon y maintient une température constante
La terre est saturée d'acide formique de manganèse et d'autres substances qui
impriment à la végétation une puissance formidable
D'un jour à l'autre les feuilles poussent les fleurs éclosent les fruits mûrissent
Les racines grâce à un dispositif ingénieux baignent dans un courant électrique
qui assure cette croissance monstrueuse
Les canons paragrêle détruisent nimbus et cumulus
Nous rentrons en ville en traversant les landes
La matinée est radieuse
Les bruyères d'une sombre couleur de pourpre et les genêts d'or ne sont pas
encore défleuris
Les goélands et les mauves tracent de grands cercles dans le bleu léger du ciel
Documentaires
1ére édition sous le titre « Kodak », Librairie Stock, 1924
Du même auteur :
Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (11/05/2014)
Les Pâques à New –York (04/05/2015)
Portrait / Atelier (04/05/2016)
Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (04/05/2017)
Au coeur du monde (Fragments) (04/05/2018)
Journal (27/06/2020)
Contraste (27/06/2022)
Far-West (27/06/2023)
Amolli (27/06/2024)