Jacques Réda (1929 - 2024) : « Quand montant de la porte d’Orléans… »
Quand montant de la porte d’Orléans on arrive à peu près au milieu
de l’avenue du Maine, il y a ce replat vaste où le ciel s’enfle et roule
sans peser plus qu’une bulle contre la Tour. Encore moins de
cinquante mètres et la ville se reconstitue , on le sait depuis toujours.
Mais le savoir ne change pas grand-chose, s’en assurer non plus :
quelques pas en arrière et de nouveau c’est l’extrême limite,
l’interruption de tout au bord d’un néant lumineux. La Tour elle-
même n’a rien changé car elle pointe, comme en haut d’une jauge,
ses dernières graduations qui plongent dans l’inconnu. Cherchant une
figure plus concrète, on dirait que l’Océan s’annonce au-delà de ce
plan de goudron, cependant sans insistance et en quelque sorte sans
flots : réduit, après un infini de vase et de sables tendres, à ce léger
trait de feu qui palpite, qui va chavirer comme une barque sous un
excès de toile et de bleu. Ainsi lorsqu’une turbulence de clartés
signale de très loin le large, dans l’espace en dilatation, mais que ce
qui paraît peut bien n’être qu’une gare de triage, avec ces jets en
éventail de rails étincelants. On est d’ailleurs ici tout près des
combinaisons de Montparnasse, et l’on aspire plutôt à des chemins de
terre accompagnant le ballast qu’à, cette chimère métaphysique de
vide et de plénitude, de fin et de recommencement, dont pourtant le
bout du trottoir, au niveau des nuages, surplombe l’immense vision.
mais bientôt la rue de l’Ouest, à gauche, puis encore la rue du
Château, les zincs arabisés et les épiceries juives, une foule de piétons
peu causants, qui flânent (ont du reste l’air en flanelle) et s’attardent
en longs attroupements : on signe la pétition contre le projet d’une
autoroute qui, sur ce vieux quartier sombre et pauvre mais doucement
replié sur soi, sur les gens qui l’habitent, s’abattrait en travers comme
une grande matraque de béton.
Les Ruines de Paris
Editions Gallimard, 1977
Du même auteur :
Elégie de la petite gare (10/04/2015)
Aux environs (10/04/2016)
Pluie du matin (10/04/2017)
Oraison du matin (10/04/2019)
Le soir, rue de la Duée (10/04/2020)
L’aurore hésite (10/04/2021)
Lettre à Marie (10/04/2022)
La pente (10/04/2023)
Un paradis d’oiseaux (10/04/2024)