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Le bar à poèmes
10 avril 2025

Jacques Réda (1929 - 2024) : Ligne 223

 

 

Ligne 323

 

Ivry

 

L’aimable dame qui me tend son unique baba

 

au rhum, et qui ressemble aux souris de boulangerie,

 

Me dit en rangeant la monnaie : « On en reste baba.


Je m ’excuse, Monsieur ; l’existence... Il faut bien qu’on rie


Un peu, que voulez-vous, sinon... » De nouveau dans la rue,


J’approuve doublement la boulangère aux gris cheveux


Qui vend peu de babas, d ’éclairs rosâtres et baveux


Dans le bas d’Ivry que submerge une muette crue


De gravats, de soleil et de verdure se hissant


Pour crouler opulente en haut d’un mur dont on pressent


Assez vite ce qu’il entoure (un peu trop de fleuristes


En face, d’angelots moulés comme dans du saindoux,


Et de tranches de marbre noir aux galbes futuristes).


Un escalier à becs de gaz en dégringole, d’où


L’on voit en perspective une autre immense nécropole


Abritant les vivants de Vitry-sur-Seine et Charenton.


Mais voici la rue Antoine-Thomas qui s’interpole


Comme un fragment de bucolique assez sale et carton -


Pâte dans ce chaos en voie, où qu’on puisse être,


De devenir le dur réel. Ici passent étroits


Nos rêves entre une forêt sans arbres, sans effrois,


Et ces grands bois d’Arcueil, Bagneux et du Kremlin-Bicêtre


Qui font une escorte funèbre au bus 323.

 

 

Malakoff

 

J’oubliais que la graminée incomestible


Mûrit en même temps que l’avoine et le blé,


Car les trains qu’alimente un abstrait combustible


Circulent désormais sans feu pour dépeupler

 

 

Ces cantons onduleux d’or à demi sauvages


Qui ne se penchent pas sous le faix des épis


Et ne sont moissonnés qu’au hasard des orages :


Des mauves d’ecchymose ont l’air d’être tapis

 

 

Déjà dans les ombres que bougent ces broussailles


Où l’héraclitéen soleil monte d’un pied


Furibond vers la voie et plonge sur Versailles


Dans un bruissement de fer et de papier.

 

 

Salut, talus, Thébaïde pour une urbaine


Extase et flancs sans loi de notre Sinaï,


Entablements levant un ciel d’ocre et d’ébène


Et, parmi les poteaux néfastes, l’ébahi

 

 

Flambeau d’un pavot qui se balance et qui pèse


Tout l’espace : les bois aux énormes sourcils


Froncés sur la vallée où la ville s’apaise


Entre les monuments qui demeurent assis

 

 

Tandis que l’orage en suspens, du même geste,


Pose sa lampe au fond des jardins ocellés


Et fait jaillir de son manteau cette main preste


Et livide à nouveau jetant des osselets

 

 

Villejuif

 

La végétation fait songer à des poux


S’accrochant dans la plus vigoureuse tignasse.


La contemple une épouse grasse avec l’époux


A son bras, qui s’emmerde, et deux trois Saint-Ignace

 

 

De la zone, au cou mince, au regard dévorant,


S’y faufilent vers leurs exercices mystiques


De ferraille ou de haricots dont tout un rang


Fleurit sous un léger nuage de moustiques.

 

 

Au chef-d’œuvre hardi qu’un maçon copia


Sur Venise et Bagneux, d’une égale truelle,


S’accote un cabanon de planches sépia


Qui fait communiquer le fond de la ruelle

 

 

Avec un monde obscur derrière les rideaux


Qui bougent, oui, qui vont s’écarter comme l’herbe


Au passage d’un chat rouge dont les gros dos,


Et les ronronnements d’engrenages et l’air

 

 

Beaucoup trop bouddhique devraient nous donner à


Réfléchir. Au-delà d ’épouvantails qui jonglent


Avec la pie et l’étourneau, c’est un fol opéra


Canin qu’on déchaîne en entrant dans cette jungle

 

 

Où les clôtures en état d’ébriété


Titubant au long des sentiers dans l’immondice


Y proclament le droit à la propriété.


Entre des lambeaux de la robe d’Eurydice

 

 

Renvoyée aux Enfers avec ce long appel


Que répercute sur deux tons une ambulance,


L’hôpital aux angles brillants comme un scalpel


Élève sur la steppe un tombeau de silence.

 

 

Arcueil

 

Dimanche ténébreux tirant la pâle joie


D’un rayon, comme un promeneur pousse un caillou


Le long des boulevards dominant Arcueil où


L’on cherche encore, étroite et suave, la voie


Qui prenait jadis entre l’âme et les rosiers,


Comme au passage de la douce incarnadine


S’ouvre soudain là-bas l’immense gabardine


Du malade à qui l’on a dit « si vous osiez... »


Et qui ravi de honte et d ’extase trafique


Déjà l’autre embuscade au revers d’un talus.


Je voulais voir de près les jambages poilus


Que tracent les piliers du haut pont maléfique


Sous l’herbe qui se hâte et le soir soucieux.


On n’entend pas chanter là-haut les eaux obscures.


Des gens vivent apparemment en épicures


Sous ce scolopendre d’enfer, mais aussi eux


(Si j’en crois ces volets bien clos et le silence)


Demeurent malgré l’habitude circonspects.


Un regard Henri II y dédie à la paix


Son édicule funéraire, et l’indolence


Règne jusque chez Les Fils de Victor Michel


Dont l’usine présentement est occupée,


Moins par les syndicats que par une cépée


Ombrant le pré voisin doux au romanichel.


L’Anis Gras est plus loin, devant l’arrêt Lénine :


On s’attarde un peu, l’air alentour ne sent rien


Et c’est banal auprès du grand style assyrien


De la Poste. Le reste a pris de la strychnine


Et crève debout comme un sombre alléluia


Entre l’église en suie et le grand buddléia


Portant gaiement le demi-deuil de la mémoire.


On retrouve au rond-point dit de La Vache Noire


L’aqueduc qui poursuit son cours, mais enterré


Sous un galop de potagers et de prairie.


(Quand toute source en moi sera presque tarie,


J e reviendrai peut-être ici, puis m’en irai


Léger, dans le ciel bas, comme une allégorie)

 

 

Sceaux

 

Je prends un petit personnage entre deux doigts


Et le repose un peu plus loin sur la pelouse.


Il y recommence à courir. Ils étaient trois ;


En voilà cinq, en voilà neuf, en voilà douze,


Il en sort de partout sous les sévères bois :

 

 

Des bleus, des blancs, des verts d’un autre vert, des jaunes,


Un rouge qui doit être à mon sens féminin


Et qui va disparaître, indifférent aux faunes,


Dans les fourrés. Un ciel dément à la Bernin


Se convulse dans des volutes de cyclone

 

 

Arrachant l’astre comme un casque de nickel,


Cassant des traits cuivrés sur les chiens qui gambadent


Et font leur loi cynique. On ne sait pas lequel

 

Fuir, et l’on va de dérobade en dérobade,


De danois débonnaire en féroce teckel,

 

 

Vers le canal et ses peupliers d’Italie


Dont le vent fait ronfler et tordre les fuseaux.


L’allégresse, la peur et la mélancolie


S’évaporent à la surface de ces eaux :


L’âme à l’exemple des pêcheurs y concilie

 

 

Son néant et sa plénitude. Le bassin


Octogonal, ouvert sous une rampe aztèque 


Et sous l’octuple autel de la cascade, est ceint


Du silence feuillu d’une bibliothèque


Où rôderait le souvenir d ’un assassin.

 

 

On n’ose interroger l’une ou l’autre statue


Mutilée, ou les cerfs (ni la biche et le faon)


A peine réchappés d’une rude battue,


Car leur bronze aux naseaux qui palpitent se fend


Comme devant une abondance de laitue :

 

 

Malgré tous ces coureurs, au bout des promenoirs


Sylvestres, secouant en rythme leur gelée


Sous les multicolores points de leurs peignoirs ;


Malgré cet or soudain du pinceau de Gellée,


Le ciel, les eaux, les bois et tous les fonds sont noirs.

 

 

Le Kremlin-Bicêtre


Assez de cimetières. Las à la fin de marcher,

 

Comme chacun je chine au tour de deux ou trois liquettes

 

Parmi les tas du Kremlin-Bicêtre, sur le marché

 

Où le mulâtre amer et les adorables biquettes

 

A x yeux d ’ambre qui vont avec leur clan endimanché

 

Pouffent en regardant la grosse enfiler une robe

 

Entre des toiles qui tremblotent. C’est en français

 

Très p u r qu’elles lui disent merde, et se font en arabe

 

Vertement reprendre. La foule empêche tout accès

 

Hors de ses remous plus profonds et sombres qu’un érèbe.

 

Elle m’emporte sous les flammes roses des tréteau 

 

Ondulant avec la la la monotone musique

 

Auvent qui visite en flânant les cours des hôpitaux

 

Et qui bouleverse tous les jardin s en amnésique :

 

Il cherche, cherche et fuit vers les confins occidentaux

 

Où de l’Etoile à Courbevoie élèvent leur stature

 

Les monuments un peu déconcertés sur l’horizon.

 

De nouveau je marche avec ce soulier qui me triture

 

Mais satisfait de ma chemise, et la température

 

Reste délicieusement fraîche pour la saison.

 

 

 


Revue Po&sie, N°19


Belin éditeur, 1981

 


Du même auteur :

 

Elégie de la petite gare (10/04/2015) Aux environs (10/04/2015) 

 

Aux environs (10/04/16)


 Pluie du matin (10/04/2017)

 

« Quand montant de la porte d’Orléans… » (10/04/2018)

 

Oraison du matin (10/04/2019)

 

Le soir, rue de la Duée (10/04/2020)

 

L’aurore hésite (10/04/2021)

 

Lettre à Marie (10/04/2022)

 

La pente (10/04/2023)

 

Un paradis d’oiseaux (10/04/2024)
 

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