Jacques Réda (1929 - 2024) : Ligne 223
Ligne 323
Ivry
L’aimable dame qui me tend son unique baba
au rhum, et qui ressemble aux souris de boulangerie,
Me dit en rangeant la monnaie : « On en reste baba.
Je m ’excuse, Monsieur ; l’existence... Il faut bien qu’on rie
Un peu, que voulez-vous, sinon... » De nouveau dans la rue,
J’approuve doublement la boulangère aux gris cheveux
Qui vend peu de babas, d ’éclairs rosâtres et baveux
Dans le bas d’Ivry que submerge une muette crue
De gravats, de soleil et de verdure se hissant
Pour crouler opulente en haut d’un mur dont on pressent
Assez vite ce qu’il entoure (un peu trop de fleuristes
En face, d’angelots moulés comme dans du saindoux,
Et de tranches de marbre noir aux galbes futuristes).
Un escalier à becs de gaz en dégringole, d’où
L’on voit en perspective une autre immense nécropole
Abritant les vivants de Vitry-sur-Seine et Charenton.
Mais voici la rue Antoine-Thomas qui s’interpole
Comme un fragment de bucolique assez sale et carton -
Pâte dans ce chaos en voie, où qu’on puisse être,
De devenir le dur réel. Ici passent étroits
Nos rêves entre une forêt sans arbres, sans effrois,
Et ces grands bois d’Arcueil, Bagneux et du Kremlin-Bicêtre
Qui font une escorte funèbre au bus 323.
Malakoff
J’oubliais que la graminée incomestible
Mûrit en même temps que l’avoine et le blé,
Car les trains qu’alimente un abstrait combustible
Circulent désormais sans feu pour dépeupler
Ces cantons onduleux d’or à demi sauvages
Qui ne se penchent pas sous le faix des épis
Et ne sont moissonnés qu’au hasard des orages :
Des mauves d’ecchymose ont l’air d’être tapis
Déjà dans les ombres que bougent ces broussailles
Où l’héraclitéen soleil monte d’un pied
Furibond vers la voie et plonge sur Versailles
Dans un bruissement de fer et de papier.
Salut, talus, Thébaïde pour une urbaine
Extase et flancs sans loi de notre Sinaï,
Entablements levant un ciel d’ocre et d’ébène
Et, parmi les poteaux néfastes, l’ébahi
Flambeau d’un pavot qui se balance et qui pèse
Tout l’espace : les bois aux énormes sourcils
Froncés sur la vallée où la ville s’apaise
Entre les monuments qui demeurent assis
Tandis que l’orage en suspens, du même geste,
Pose sa lampe au fond des jardins ocellés
Et fait jaillir de son manteau cette main preste
Et livide à nouveau jetant des osselets
Villejuif
La végétation fait songer à des poux
S’accrochant dans la plus vigoureuse tignasse.
La contemple une épouse grasse avec l’époux
A son bras, qui s’emmerde, et deux trois Saint-Ignace
De la zone, au cou mince, au regard dévorant,
S’y faufilent vers leurs exercices mystiques
De ferraille ou de haricots dont tout un rang
Fleurit sous un léger nuage de moustiques.
Au chef-d’œuvre hardi qu’un maçon copia
Sur Venise et Bagneux, d’une égale truelle,
S’accote un cabanon de planches sépia
Qui fait communiquer le fond de la ruelle
Avec un monde obscur derrière les rideaux
Qui bougent, oui, qui vont s’écarter comme l’herbe
Au passage d’un chat rouge dont les gros dos,
Et les ronronnements d’engrenages et l’air
Beaucoup trop bouddhique devraient nous donner à
Réfléchir. Au-delà d ’épouvantails qui jonglent
Avec la pie et l’étourneau, c’est un fol opéra
Canin qu’on déchaîne en entrant dans cette jungle
Où les clôtures en état d’ébriété
Titubant au long des sentiers dans l’immondice
Y proclament le droit à la propriété.
Entre des lambeaux de la robe d’Eurydice
Renvoyée aux Enfers avec ce long appel
Que répercute sur deux tons une ambulance,
L’hôpital aux angles brillants comme un scalpel
Élève sur la steppe un tombeau de silence.
Arcueil
Dimanche ténébreux tirant la pâle joie
D’un rayon, comme un promeneur pousse un caillou
Le long des boulevards dominant Arcueil où
L’on cherche encore, étroite et suave, la voie
Qui prenait jadis entre l’âme et les rosiers,
Comme au passage de la douce incarnadine
S’ouvre soudain là-bas l’immense gabardine
Du malade à qui l’on a dit « si vous osiez... »
Et qui ravi de honte et d ’extase trafique
Déjà l’autre embuscade au revers d’un talus.
Je voulais voir de près les jambages poilus
Que tracent les piliers du haut pont maléfique
Sous l’herbe qui se hâte et le soir soucieux.
On n’entend pas chanter là-haut les eaux obscures.
Des gens vivent apparemment en épicures
Sous ce scolopendre d’enfer, mais aussi eux
(Si j’en crois ces volets bien clos et le silence)
Demeurent malgré l’habitude circonspects.
Un regard Henri II y dédie à la paix
Son édicule funéraire, et l’indolence
Règne jusque chez Les Fils de Victor Michel
Dont l’usine présentement est occupée,
Moins par les syndicats que par une cépée
Ombrant le pré voisin doux au romanichel.
L’Anis Gras est plus loin, devant l’arrêt Lénine :
On s’attarde un peu, l’air alentour ne sent rien
Et c’est banal auprès du grand style assyrien
De la Poste. Le reste a pris de la strychnine
Et crève debout comme un sombre alléluia
Entre l’église en suie et le grand buddléia
Portant gaiement le demi-deuil de la mémoire.
On retrouve au rond-point dit de La Vache Noire
L’aqueduc qui poursuit son cours, mais enterré
Sous un galop de potagers et de prairie.
(Quand toute source en moi sera presque tarie,
J e reviendrai peut-être ici, puis m’en irai
Léger, dans le ciel bas, comme une allégorie)
Sceaux
Je prends un petit personnage entre deux doigts
Et le repose un peu plus loin sur la pelouse.
Il y recommence à courir. Ils étaient trois ;
En voilà cinq, en voilà neuf, en voilà douze,
Il en sort de partout sous les sévères bois :
Des bleus, des blancs, des verts d’un autre vert, des jaunes,
Un rouge qui doit être à mon sens féminin
Et qui va disparaître, indifférent aux faunes,
Dans les fourrés. Un ciel dément à la Bernin
Se convulse dans des volutes de cyclone
Arrachant l’astre comme un casque de nickel,
Cassant des traits cuivrés sur les chiens qui gambadent
Et font leur loi cynique. On ne sait pas lequel
Fuir, et l’on va de dérobade en dérobade,
De danois débonnaire en féroce teckel,
Vers le canal et ses peupliers d’Italie
Dont le vent fait ronfler et tordre les fuseaux.
L’allégresse, la peur et la mélancolie
S’évaporent à la surface de ces eaux :
L’âme à l’exemple des pêcheurs y concilie
Son néant et sa plénitude. Le bassin
Octogonal, ouvert sous une rampe aztèque
Et sous l’octuple autel de la cascade, est ceint
Du silence feuillu d’une bibliothèque
Où rôderait le souvenir d ’un assassin.
On n’ose interroger l’une ou l’autre statue
Mutilée, ou les cerfs (ni la biche et le faon)
A peine réchappés d’une rude battue,
Car leur bronze aux naseaux qui palpitent se fend
Comme devant une abondance de laitue :
Malgré tous ces coureurs, au bout des promenoirs
Sylvestres, secouant en rythme leur gelée
Sous les multicolores points de leurs peignoirs ;
Malgré cet or soudain du pinceau de Gellée,
Le ciel, les eaux, les bois et tous les fonds sont noirs.
Le Kremlin-Bicêtre
Assez de cimetières. Las à la fin de marcher,
Comme chacun je chine au tour de deux ou trois liquettes
Parmi les tas du Kremlin-Bicêtre, sur le marché
Où le mulâtre amer et les adorables biquettes
A x yeux d ’ambre qui vont avec leur clan endimanché
Pouffent en regardant la grosse enfiler une robe
Entre des toiles qui tremblotent. C’est en français
Très p u r qu’elles lui disent merde, et se font en arabe
Vertement reprendre. La foule empêche tout accès
Hors de ses remous plus profonds et sombres qu’un érèbe.
Elle m’emporte sous les flammes roses des tréteau
Ondulant avec la la la monotone musique
Auvent qui visite en flânant les cours des hôpitaux
Et qui bouleverse tous les jardin s en amnésique :
Il cherche, cherche et fuit vers les confins occidentaux
Où de l’Etoile à Courbevoie élèvent leur stature
Les monuments un peu déconcertés sur l’horizon.
De nouveau je marche avec ce soulier qui me triture
Mais satisfait de ma chemise, et la température
Reste délicieusement fraîche pour la saison.
Revue Po&sie, N°19
Belin éditeur, 1981
Du même auteur :
Elégie de la petite gare (10/04/2015) Aux environs (10/04/2015)
Aux environs (10/04/16)
Pluie du matin (10/04/2017)
« Quand montant de la porte d’Orléans… » (10/04/2018)
Oraison du matin (10/04/2019)
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