Jacques Réda (1929 - 2024) : Un paradis d’oiseaux
Un Paradis d’oiseaux
LE GEAI
Dans le creux du vallon comme au fond d’une boîte
Que l’automne a rempli d’un épais tampon d’ouate,
On dirait en bois les abois des chiens sanglants.
Au-dessus de Limours je ramasse des glands
Pour le geai réputé farouche et difficile
Et qui n’en a pas moins élu pour domicile
A Paris un des grands platanes de ma cour.
Le matin quelquefois on l’entend qui discourt
Avec sa fougue acariâtre de crécelle,
Mais du bleu sous le brun de sa bure étincelle,
Et rouvre l’œil en or insondable des chats.
Je l’ai vu qui piquait sur leurs ronds de pachas
Roux et gris se donnant une allure distraite :
A la fin cependant ils battent en retraite
Jusque sous les fusains, puis, en catimini,
Ils guettent de nouveau le feuillage où le nid
Se dissimule. Mais, je dois le reconnaître,
J’ai souvent soutenu l’oiseau, de ma fenêtre,
En projetant sur ces félins divers objets.
Faut-il aider aussi les victimes des geais
Et, de fil en aiguille, avec cette logique,
Intervenir dans le déroulement tragique
D’une histoire où toujours un mangeur est mangé ?
Mais qui mange du chat, d’habitude ? Si j’ai
Humé plus d’une fois, sur des tables chinoises,
Des ragoûts aux saveurs légèrement sournoises,
Ce ne fut qu’une entorse à l’ordre naturel.
Nous-mêmes, c’est le temps qui nous mâche et nous ronge
Les dieux mangent du temps, mangés par le mensonge.
(Mais ne nous perdons pas dans cet universel.
Que mon poème soit un simple grain de sel
Sur la queue agile du geai, quand il m ’honore
De son éclair céleste et de son cri sonore.)
UN PARADIS D ’OISEAUX
Dans ce dédale froid de cours intérieures
Le platane, l’érable et divers arbrisseaux
Composent un sous-bois, des voûtes, des berceaux
Où dès le mois d’avril, entre cinq et six heures,
On s’éveille au milieu d’un paradis d’oiseaux.
Sans parler des corbeaux, des geais ni de la pie
Dont la gorge n’émet qu’un rauque grincement
Et qui semblent avoir ailleurs un logement
Plus conforme aux besoins de leur misanthropie,
Mille voix avec le soleil vont s’enflammant.
Sous la pivoine encore sombre de l’aurore
Qui penche vers les fronts encore obscurs, j’entends
Ces appels des oiseaux, d’abord intermittents,
Transformer tout l’espace en diamant sonore
Croisant ses feux au cœur immobile du temps.
S’il me fallait imaginer celui des anges
Et situer son apogée en quelque endroit,
Je prendrais ce concert et son beau désarroi
De grives, de pinsons, de merles, de mésanges,
Qui d’instant en instant se complique, s’accroît,
Et le verrais ainsi dans un quadrilatère
Paisible sous le dôme étincelant du ciel,
Avec un vent léger qui fait torrentiel
Le feuillage nouveau recouvrant le mystère
D’un Dieu voluptueux et confidentiel.
Entre les plus étourdissants des vocalistes,
J’ai remarqué depuis trois ou quatre matins
Les arpèges hardis, les trilles argentins
De deux merles ardents comme des duellistes ;
Auprès d’eux les rayons du jour semblent éteints.
Rivalisant d’éclat pendant une heure entière,
Virtuoses mais inspirés, ne rabâchant
Jamais, ils font briller à la fois le tranchant
D’une lame et le bloc d’idéale matière
D’où s’élèvent les jets capricieux du chant.
Et si fort et si librement qu’ils s’évertuent,
On les sait asservis aux lois de la saison.
Mais par l’accouplement et par la couvaison,
C’est encore leur chant qu’ils aiment, perpétuent,
A la folle hauteur de ce diapason.
C’est parfois si tendu, si plein, qu’on appréhende
Et qu’on espère aussi les entendre soudain,
Dans un vague demi-sommeil presque enfantin,
Se déchirer sur une couverture béante
Qui nous rendrait le paradis, en ce jardin.
L’AUBE
A quatre heures, l’été, pas un bruit, pas un souffle
N’émeuvent le sommeil des arbres. Tout au bout
Des jardins, une trace irréelle de soufre
Brûle au faîte d’un toit somnambule. Debout
Dans les rideaux de cet immuable théâtre
Dont les acteurs ont l’air à jamais endormis,
J’aperçois le reflet d’une lampe bleuâtre
Se faufiler entre les troncs. Le jour promis,
Encore lent et gourd au fond de son scaphandre,
Pourrait en cet instant fragile se suspendre
A l’unique lueur qui brille sur son front
Et, comme des esprits que leur sort obnubile,
Le convoi d’arbres glisserait presque immobile
Sur le flot sans remous d’un nouvel Achéron.
Puis un, deux craquements délivrent une branche,
Un premier merle allume au loin son premier cri,
Un autre lui répond, et leur flamme déclenche
De proche en proche un incendie incirconscrit.
Les feuillages alors subitement s’ébrouent
Tandis qu’au ciel le souffle de l’énorme roue
Passe.
UNE THÉBAÏDE
Le vernis du Japon, les platanes, l’érable
Ont diverses façons de s’élever dans l’air,
Soit qu’ils jettent les bras vers le ciel désirable
Ou qu’ils s’étalent en largeur sous le couvert.
En bas, une herbe pauvre et quelques graminées ;
Dans l’intervalle un beau lilas et des tilleuls :
Je vis au fond d’un lac entre des cheminées,
Furtif et diligent comme les campagneuls.
C’est un bout de papier, vierge ou non, que je ronge ;
Quelquefois la journée y passe, peu ou prou,
Et de rat je me sens devenir une oronge,
Mais la clarté descend aux abords de mon trou.
Verte et bleue à travers ces feuilles qui m’effacent
Et qu’agitent sans fin de vagues tourbillons,
Elle m ’offre un poème écrit par la surface
Invisible là-haut à force de rayons.
Je ne comprends pas bien comment, dans cette écluse,
Le vent peut s’introduire et jouer sous les eaux.
Mais toujours un courant dans la masse confuse
Semble vibrer avec les ailes des oiseaux,
Avec l’or tamisé qui croule en cataracte
Le long de la fenêtre où je reviens m ’asseoir
Devant ma page et mon silence où se réfracte
L ’excessive beauté du monde jusqu’au soir.
LES MARTEAUX
Le matin, quand j’écris des vers silencieux
Qui ressemblent à ceux que j’aurais aimé lire
Et que les passereaux, de leur menu délire,
M’encouragent, parfois trois ou quatre messieurs
S’installent dans la cour avec scie et marteaux
Et, cachés par la masse heureuse de l’érable,
Se disposent à faire un bruit considérable
Sans grands égards pour mes desseins transcendantaux.
J’ignore la raison pratique de ces coups
Sonnant jusqu’au moment béni du casse-croûte
Et qui devraient en peu de temps mettre en déroute
Ma rêverie avec ses outils et ses clous
Délicats. Cependant c’est en juin, tous les sons
Prennent une épaisseur elle-même songeuse
Où la mémoire ainsi qu’une lente plongeuse
S’enfonce toujours plus avant. Puis nous glissons
De lueur en lueur, comme dans un sous-bois,
Au rythme régulier de ces clous dans des planches,
Et soudain le soleil sur les façades blanches
Fait briller un matin plein d’oiseaux d’autrefois.
LES ÉCLAIRS DE CHALEUR
Après un jour broyé sous un ciel d’ardoise aux
Durs reflets qui troublaient d’harmonieux oiseaux
Crissant alors comme des craies,
En vain l’on attendit le tonnerre. Il n ’y eut,
Spasmodique et muet dans cet amas feuillu,
Qu’un vol de livides effraies,
Et des doigts échappés d’un rêve d’étrangleur
Appliquaient, arrachaient des masques de pâleur
Et d’épouvante à nos visages.
Puis un seul tremblement énorme et continu
Saisit le corps de la lumière enfermé nu
Dans un frais enfer de feuillages.
Mais plus tard j’entendis bruire à mon chevet
Le vieux livre du temps enfin rouvert, ses pages
Comme un arbre neuf : il pleuvait.
LA POÉSIE
Est-il un seul endroit de l’espace ou du temps
Où l’un des mille oiseaux qui sont les habitants
De ce poème (ou lui, consentant, leur otage),
Entendrait quelque chose enfin de son langage
Un peu comme je les entends,
Si peu distincts du pépiement de la pensée
Indolente, prodigue et souvent dispersée
Au fond de je ne sais quel feuillage de mots,
Que mes rimes, pour y saisir une pincée
De sens, miment ces animaux ?
J’ai supposé parfois une suprême oreille
A qui cette volière apparaîtrait pareille,
Dans l’inintelligible émeute de ses cris,
A celle dont je crois être, lorsque j’écris,
Un représentant qui s’effraye
Et s’enchante à la fois de tant d’inanité.
Il se peut en effet que l’on soit écouté,
Et qu’en un certain point le latin du poète,
Mêlé de rossignol, hulotte ou gypaète,
Les égale en limpidité.
Revue Po&sie, N°36
Belin éditeur, 1986
Du même auteur :
Elégie de la petite gare (10/04/2015)
Aux environs (10/04/2016)
Pluie du matin (10/04/2017)
« Quand montant de la porte d’Orléans… » (10/04/2018)
Oraison du matin (10/04/2019)
Le soir, rue de la Duée (10/04/2020)
L’aurore hésite (10/04/2021)
Lettre à Marie (10/04/2022)
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