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Le bar à poèmes
10 avril 2024

Jacques Réda (1929 - 2024) : Un paradis d’oiseaux

 
 
 
Jacques Réda , à 94 ans (Christophe Maout / Libération)
 

Un Paradis d’oiseaux

 

LE GEAI

 

Dans le creux du vallon comme au fond d’une boîte

Que l’automne a rempli d’un épais tampon d’ouate,

On dirait en bois les abois des chiens sanglants.

Au-dessus de Limours je ramasse des glands

Pour le geai réputé farouche et difficile

Et qui n’en a pas moins élu pour domicile

A Paris un des grands platanes de ma cour.

Le matin quelquefois on l’entend qui discourt

Avec sa fougue acariâtre de crécelle,

Mais du bleu sous le brun de sa bure étincelle,

Et rouvre l’œil en or insondable des chats.

Je l’ai vu qui piquait sur leurs ronds de pachas

Roux et gris se donnant une allure distraite :

A la fin cependant ils battent en retraite

Jusque sous les fusains, puis, en catimini,

Ils guettent de nouveau le feuillage où le nid

Se dissimule. Mais, je dois le reconnaître,

J’ai souvent soutenu l’oiseau, de ma fenêtre,

En projetant sur ces félins divers objets.

Faut-il aider aussi les victimes des geais

Et, de fil en aiguille, avec cette logique,

Intervenir dans le déroulement tragique

D’une histoire où toujours un mangeur est mangé ?

Mais qui mange du chat, d’habitude ? Si j’ai

Humé plus d’une fois, sur des tables chinoises,

Des ragoûts aux saveurs légèrement sournoises,

Ce ne fut qu’une entorse à l’ordre naturel.

Nous-mêmes, c’est le temps qui nous mâche et nous ronge

Les dieux mangent du temps, mangés par le mensonge.

(Mais ne nous perdons pas dans cet universel.

Que mon poème soit un simple grain de sel

Sur la queue agile du geai, quand il m ’honore

De son éclair céleste et de son cri sonore.)

 

UN PARADIS D ’OISEAUX

 

Dans ce dédale froid de cours intérieures

Le platane, l’érable et divers arbrisseaux

Composent un sous-bois, des voûtes, des berceaux

Où dès le mois d’avril, entre cinq et six heures,

On s’éveille au milieu d’un paradis d’oiseaux.

 

Sans parler des corbeaux, des geais ni de la pie

Dont la gorge n’émet qu’un rauque grincement

Et qui semblent avoir ailleurs un logement

Plus conforme aux besoins de leur misanthropie,

Mille voix avec le soleil vont s’enflammant.

 

Sous la pivoine encore sombre de l’aurore

Qui penche vers les fronts encore obscurs, j’entends

Ces appels des oiseaux, d’abord intermittents,

Transformer tout l’espace en diamant sonore

Croisant ses feux au cœur immobile du temps.

 

S’il me fallait imaginer celui des anges

Et situer son apogée en quelque endroit,

Je prendrais ce concert et son beau désarroi

De grives, de pinsons, de merles, de mésanges,

Qui d’instant en instant se complique, s’accroît,

 

Et le verrais ainsi dans un quadrilatère

Paisible sous le dôme étincelant du ciel,

Avec un vent léger qui fait torrentiel

Le feuillage nouveau recouvrant le mystère

D’un Dieu voluptueux et confidentiel.

 

Entre les plus étourdissants des vocalistes,

J’ai remarqué depuis trois ou quatre matins

Les arpèges hardis, les trilles argentins

De deux merles ardents comme des duellistes ;

Auprès d’eux les rayons du jour semblent éteints.

 

Rivalisant d’éclat pendant une heure entière,

Virtuoses mais inspirés, ne rabâchant

Jamais, ils font briller à la fois le tranchant

D’une lame et le bloc d’idéale matière

D’où s’élèvent les jets capricieux du chant.

 

Et si fort et si librement qu’ils s’évertuent,

On les sait asservis aux lois de la saison.

Mais par l’accouplement et par la couvaison,

C’est encore leur chant qu’ils aiment, perpétuent,

A la folle hauteur de ce diapason.

 

C’est parfois si tendu, si plein, qu’on appréhende

Et qu’on espère aussi les entendre soudain,

Dans un vague demi-sommeil presque enfantin,

Se déchirer sur une couverture béante

Qui nous rendrait le paradis, en ce jardin.

 

L’AUBE

 

A quatre heures, l’été, pas un bruit, pas un souffle

N’émeuvent le sommeil des arbres. Tout au bout

Des jardins, une trace irréelle de soufre

Brûle au faîte d’un toit somnambule. Debout

Dans les rideaux de cet immuable théâtre

Dont les acteurs ont l’air à jamais endormis,

J’aperçois le reflet d’une lampe bleuâtre

Se faufiler entre les troncs. Le jour promis,

Encore lent et gourd au fond de son scaphandre,

Pourrait en cet instant fragile se suspendre

A l’unique lueur qui brille sur son front

Et, comme des esprits que leur sort obnubile,

Le convoi d’arbres glisserait presque immobile

Sur le flot sans remous d’un nouvel Achéron.

Puis un, deux craquements délivrent une branche,

Un premier merle allume au loin son premier cri,

Un autre lui répond, et leur flamme déclenche

De proche en proche un incendie incirconscrit.

Les feuillages alors subitement s’ébrouent

Tandis qu’au ciel le souffle de l’énorme roue

Passe.

 

UNE THÉBAÏDE

 

Le vernis du Japon, les platanes, l’érable

Ont diverses façons de s’élever dans l’air,

Soit qu’ils jettent les bras vers le ciel désirable

Ou qu’ils s’étalent en largeur sous le couvert.

 

En bas, une herbe pauvre et quelques graminées ;

Dans l’intervalle un beau lilas et des tilleuls :

Je vis au fond d’un lac entre des cheminées,

Furtif et diligent comme les campagneuls.

 

C’est un bout de papier, vierge ou non, que je ronge ;

Quelquefois la journée y passe, peu ou prou,

Et de rat je me sens devenir une oronge,

Mais la clarté descend aux abords de mon trou.

 

Verte et bleue à travers ces feuilles qui m’effacent

Et qu’agitent sans fin de vagues tourbillons,

Elle m ’offre un poème écrit par la surface

Invisible là-haut à force de rayons.

 

Je ne comprends pas bien comment, dans cette écluse,

Le vent peut s’introduire et jouer sous les eaux.

Mais toujours un courant dans la masse confuse

Semble vibrer avec les ailes des oiseaux,

 

Avec l’or tamisé qui croule en cataracte

Le long de la fenêtre où je reviens m ’asseoir

Devant ma page et mon silence où se réfracte

L ’excessive beauté du monde jusqu’au soir.

 

LES MARTEAUX

 

Le matin, quand j’écris des vers silencieux

Qui ressemblent à ceux que j’aurais aimé lire

Et que les passereaux, de leur menu délire,

M’encouragent, parfois trois ou quatre messieurs

 

S’installent dans la cour avec scie et marteaux

Et, cachés par la masse heureuse de l’érable,

Se disposent à faire un bruit considérable

Sans grands égards pour mes desseins transcendantaux.

 

J’ignore la raison pratique de ces coups

Sonnant jusqu’au moment béni du casse-croûte

Et qui devraient en peu de temps mettre en déroute

Ma rêverie avec ses outils et ses clous

 

Délicats. Cependant c’est en juin, tous les sons

Prennent une épaisseur elle-même songeuse

Où la mémoire ainsi qu’une lente plongeuse

S’enfonce toujours plus avant. Puis nous glissons

 

De lueur en lueur, comme dans un sous-bois,

Au rythme régulier de ces clous dans des planches,

Et soudain le soleil sur les façades blanches

Fait briller un matin plein d’oiseaux d’autrefois.

 

LES ÉCLAIRS DE CHALEUR

 

Après un jour broyé sous un ciel d’ardoise aux

Durs reflets qui troublaient d’harmonieux oiseaux

       Crissant alors comme des craies,

 

En vain l’on attendit le tonnerre. Il n ’y eut,

Spasmodique et muet dans cet amas feuillu,

       Qu’un vol de livides effraies,

 

Et des doigts échappés d’un rêve d’étrangleur

Appliquaient, arrachaient des masques de pâleur

       Et d’épouvante à nos visages.

 

Puis un seul tremblement énorme et continu

Saisit le corps de la lumière enfermé nu

       Dans un frais enfer de feuillages.

 

Mais plus tard j’entendis bruire à mon chevet

Le vieux livre du temps enfin rouvert, ses pages

       Comme un arbre neuf : il pleuvait.

 

LA POÉSIE

 

Est-il un seul endroit de l’espace ou du temps

Où l’un des mille oiseaux qui sont les habitants

De ce poème (ou lui, consentant, leur otage),

Entendrait quelque chose enfin de son langage

       Un peu comme je les entends,

 

Si peu distincts du pépiement de la pensée

Indolente, prodigue et souvent dispersée

Au fond de je ne sais quel feuillage de mots,

Que mes rimes, pour y saisir une pincée

       De sens, miment ces animaux ?

 

J’ai supposé parfois une suprême oreille

A qui cette volière apparaîtrait pareille,

Dans l’inintelligible émeute de ses cris,

A celle dont je crois être, lorsque j’écris,

       Un représentant qui s’effraye

 

Et s’enchante à la fois de tant d’inanité.

Il se peut en effet que l’on soit écouté,

Et qu’en un certain point le latin du poète,

Mêlé de rossignol, hulotte ou gypaète,

       Les égale en limpidité.

 

 

Revue Po&sie, N°36

Belin éditeur, 1986

Du même auteur :

Elégie de la petite gare (10/04/2015)

 Aux environs (10/04/2016) 

 Pluie du matin (10/04/2017)

« Quand montant de la porte d’Orléans… » (10/04/2018)

Oraison du matin (10/04/2019)

Le soir, rue de la Duée (10/04/2020)

L’aurore hésite (10/04/2021)

Lettre à Marie (10/04/2022)

La pente (10/04/2023)

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