Richard Rognet (1942 - ) : Elégie pour le temps de vivre (II)
Elégie pour le temps de vivre (II)
Tu ouvres la terre, tu retrouves
ton premier cri, déchirure dans
le tissu du temps, tu prends
les sources contre toi, tu les fais
courir sous ta peau, dans ta chair,
comme autant de nouveaux vaisseaux,
tu creuses, creuses encore, tu
retrouves les empreintes que
le ciel a laissées dans tes os
et sur les pierres familières
où tu aimes t’asseoir, en fin
d’après-midi, au bord du lac,
lorsque les constellations
de l’automne se confondent avec
celles des vaguelettes qui viennent
s’effacer lentement sur les bords.
Tu t’ouvres au monde comme on
s’ouvre à l’amour, tu ne te contentes
pas des promesses futiles, des
confidences inachevées, tu accompagnes
le chant toujours vierge des merles
et le balancement des sapins
qui frôlent la lumière.
Tu vis la déchirure où
s’engouffre ta vie, tu pars
à la rencontre des autres tremblements
que les herbes mouvantes préparent
dans l’ivresse de leur disparition,
tu pars sans regrets, tu tires
le fil qui fait vibrer le temps
au-dessus de ton premier cri.
Le ciel pose à peine sur les arbres
dépouillés, l’air d’un léger rose
effleure les nuages où parfois une percée
de bleu survient comme le souvenir
d’une tendresse jusque-là oubliée,
on se dit que l’hiver n’est pas
aussi cruel qu’on le pense, qu’un
soupçon de douceur niche encore
dans les branches et que les oiseaux
reviendront bientôt avec
leurs chants de délivrance.
Et l’on se replie en soi, sans peur,
sans secousses, avec la chaleur
d’un sang neuf, la vibration d’une feuille
dorée qui n’a pas rejoint le sol et
le chuchotement des ombres invisibles
que laisse le temps qui passe sur
les ombres à jamais passées.
Puis tout à coup, sans comprendre
pourquoi tes pas t’ont mené
jusqu’au portail de l’église, tu
entres dans le silence, tu
te retires en lui pour ne pas
déranger l’homme encore jeune
qui pleure en murmurant tu
ne sais quelles paroles, devant
la statue éclairée d’une Vierge
du quinzième siècle où la vie
s’est concentrée glorieuse
et modeste à la fois.
La vie et l’odeur ancienne
de la terre où se révéla
ton enfance, la vie et
cette même odeur qui monte
de l’endroit où un frêle ruisseau
pénètre dans l’étang
que tes regards libèrent
de son inquiète immobilité.
Tu m’as reçu comme le jour reçoit
les premières rumeurs de l’aube,
tu m’as dit que derrière le soleil
des poèmes prenaient racine, tu
m’as parlé d’oiseaux perdus,
de fleurs inapaisées, tu m’as dit
qu’une source jouait dans les replis
de ta mémoire – et je t’ai cru,
je t’ai suivi dans la neige qui
venait de tomber sur le jardin muet,
je me suis serré contre toi, sans
crainte, sans efforts, avec le souvenir
d’étreintes passées qui m’avaient
tant charmé, je suis entré en toi,
tu m’as reçu comme la nuit
reçoit le frisson des étoiles, comme
le silence appelle le silence jusqu’aux
frontières de l’échange, comme
tout se résout dans ce qui nous attend.
A présent, je suis prêt à retrouver
les images qui fondèrent ma vie ,
images naïves, profondes où
mon enfance prenait corps, images
proches des mains qui dessinaient
dans le jour la forme inespérée
d’un songe, d’un bouquet cueilli
fraîchement dans le petit jardin
où grouillaient les couleurs du monde.
Et je me donne à toi, plus fortement,
plus sûr de cette envie qui m’entraîne
et me pousse à soulever le temps
pour voir par où tu passes
sans déplacer un seul mot de mon poème
et sans me dires qui je deviens
quand plus rien dans ma phrase ne bouge.
Peut-être aurais-je dû, en pénétrant dans la forêt,
me séparer de moi, sentir sur mes épaules
le souffle de mai, me souvenir
des autres forêts traversées qui murmurent
dans ma mémoire et dont j’ai confondu
les soupirs ou les plaintes avec des mots
superflus, des mots convulsifs, des mots
d’amertume, peut-être aurais-je dû
demeurer à l’orée, m’accroupir, me replier
sur moi, tout près de la terre et mieux regarder
le bourdon affairé sur une bugle mauve,
le trèfle, la véronique, peut-être
aurais-je dû accomplir le voyage
qui mène ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas.
Quoi donc, avec le temps,
s’est mis entre nos corps ? Quelle
pauvreté du cœur ? Quel immense
chagrin du fond de la mémoire ? Quoi
donc ? Et nous qui ressemblons
à ce que nous voulions éviter, nous
que la tristesse a jetés en travers
de l’été comme la pluie jette
les roses à terre avec l’orage,
quoi donc peut nous sauver en
nous effaçant, en brûlant
notre nom avec les étoiles ? Et qui,
en nous, plus fort que nous,
aussi puissant que la montagne,
sauvera ce qui reste de nous
entre nos doigts désespérés ?
nos doigts, nos bras, nos yeux
embués de larmes, parce que ce rien
qui aurait pu nous rassembler
s’est perdu dans le sauvage
écoulement de la vie
que la montagne n’a pas reconnu ?
Ô la montagne, plus forte,
plus généreuse que nous ! montagne
de tendresse et de fleurs, et
d’arbres, et de ruisseaux,
montagne dont les reflets
dans le lac emportent à
jamais nos élans, nos étreintes !
Montagne, fille et femme,
montagne, grande mère attentive,
comment sauver les regards
que nous avons laissé mourir
sous tes rocs, dans tes sources ?
comment reprendre à ton corps
ce qui appartenait au nôtre,
ce qui t’illumina le temps
d’une saison que l’amour
avait crue immortelle saison ?
Tu aimes les roses bienveillantes,
tu ne veux plus ouvrir tes livres,
les oiseaux te suffisent et tu sais
que tant que vivront les mésanges,
ton sang suivra le flux de la sève qui
grimpe lentement dans les tronc familiers.
tu sais que toute dentelle se déchire,
que les outils du jardin
se couvrent peu à peu de rouille,
tu sais que tu tournes autour
de tes espérances, que ce qui brille
en plein jour n’est que le reste
d’un amour que tu veux préserver, coûte
que coûte, tu sais tant de choses,
la roue tourne, infatigable,
et te voilà, seul devant toi, avec la pluie
roulant sur les fleurs qui t’enseignèrent
le silence afin que tu oublies la glissade
du temps et l’amertume d’avoir trop
aimé, trop attendu ce qui ne conduisait
à rie, les fleurs qu’il eût fallu
protéger dans les terrains abandonnés,
contre les murs des maisons vides, les fleurs,
les mémorables fleurs, et leur mélancolie,
leur unique douceur dans les soirs
où tu t’ensevelis come une ombre
qu’une autre ombre absorbe en palpitant,
comme un feu d’altitude, un feu de nuages
devant le soleil, un feu d’yeux qui revoient,
au fil du souvenir, des brassées de roses
bienveillantes et des vols de jeunes
mésanges parmi les étincelles du printemps.
Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le temp de vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le tempsde vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le tempsde vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)