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Le bar à poèmes
2 novembre 2017

Pablo Neruda (1904 – 1973) : Hauteurs de Macchu-Picchu / Alturas de Macchu-Picchu

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Hauteurs de Macchu Picchu

 

I

De l’air à l’air, comme un filet vide,

j’allais parmi les rues et l’atmosphère, arrivant, congédiant,

dans l’avènement de l’automne la monnaie déployée

des feuilles, et parmi le printemps et les épis,

ce que l’amour suprême, comme dans un gant

qui tombe, nous prodigue, telle une longue lune.

 

(jours au vif éclat dans l’intempérie

des corps : aciers convertis

au silence de l’acide :

nuits qui se sont effilochées jusqu’à la dernière farine,

étamines agressées de la patrie nuptiale.)

 

Quelqu’un qui m’attendait au milieu des violons

a découvert un monde, une sorte de tour enfouie

plongeant sa spirale plus bas

que toutes les feuilles couleur de souffre rauque :

plus bas, dans l’or de la géologie,

comme une épée enveloppée de météores,

j’ai plongé ma main turbulente et douce

au plus génital du terrestre.

 

J’ai plongé mon front parmi les vagues profondes,

je suis descendu comme une goutte dans la paix sulfurique,

puis je suis revenu comme un aveugle à ce jasmin

du printemps humain usé.

II

Si la fleur à la fleur livre sa haute graine

et si le roc maintient sa fleur disséminée

dans son habit frappé, de diamant et de sable,

l’homme froisse le pétale de la lumière qu’il recueille

aux sources spécifiques de la mer

et fore le métal qui palpite en ses mains.

Bientôt, parmi le linge et la fumée, sur la table engloutie,

comme une quantité brassée, l’âme demeure :

quartz et insomnie, pleurs dans l’océan

tels des bassins de froid : n’arrête pas pourtant :

tue-la, qu’elle agonise avec la haine et le papier,

étouffe-la dans le tapis du quotidien, déchire-la

aux haineux vêtements des barbelés.

 

Non : dans les corridors, le vent, la mer ou les chemins,

qui protège sans poignard (tels les pavots

écarlates) son sang ? Car la colère a exténué

la triste marchandise du vendeur de vies,

et pourtant, au sommet du prunier, la rosée

laisse depuis mille ans sa lettre transparente

sur cette même branche qui l’attend, ô cœur, ô front broyé

dans les cavités de l’automne.

 

Combien de fois dans les rues hivernales d’une ville

ou dans un autobus ou un bateau au crépuscule

ou dans la solitude la plus drue, celle d’une nuit de liesses, avec un brouhaha

d’ombres et de cloches, dans la grotte du plaisir,

j’ai voulu m’arrêter et chercher l’éternel, l’insondable filon

que j’avais touché dans la pierre ou dans l’éclair détaché du baiser.

 

(Cela qui dans la céréale, telle une blonde histoire

de petits seins féconds, va répétant un nombre

qui est incessante tendresse dans les strates germinales

et qui, toujours  semblable, s’égrène en ivoire,

et cela qui dans l’eau est patrie transparente, cloche

de la neige esseulée jusqu’aux vagues sanglantes.)

 

Je n’ai rien pu saisir qu’une grappe de visages ou de masques

précipités, tels des anneaux d’or vide,

tels des vêtements, enfants épars d’un automne rageur

qui ferait tremble l’arbre misérable des races apeurées.

 

Je n’ai pas trouvé de place où poser ma main,

de lieu fluide comme l’eau d’une source enchaînée

ou dur comme une fraction d’anthracite ou de cristal,

qui m’aurait rendu la chaleur ou le froid de ma main tendue.

L’homme, qu’était-il donc ? Dans quelle phrase

de sa conversation entamée au milieu des entrepôts et des sifflets,

dans quel geste parmi ses gestes métalliques

vivait l’indestructible, l’immortel ? Vivait la vie ?

 

III

L’être comme le maïs s’égrenait dans le grenier

inépuisable des faits perdus, des évènements

misérables, du premier au septième, et au huitième

une mort, non, beaucoup s de morts arrivaient à chacun :

chaque jour une mort menue, poussière, larve, lampe

qui s’éteint dans la boue du faubourg, une mort infime aux ailes épaisses

s’enfonçait en chaque homme telle une courte lance :

le pain ou le couteau assiégeaient l’homme.

L’éleveur, le fils des quais, le capitaine anonyme de la charrue

ou le rongeur des rues massives :

tous défaillaient en attendant leur mort, brève mort quotidienne,

et leur funeste échec de chaque jour était

comme une coupe noire qu’ils buvaient en tremblant.

 

IV

Souvent la mort puissante m’a invité :

elle ressemblait au sel invisible dans les vagues,

et ce que son invisible saveur disséminait

était comme des moitiés de naufrages et de hauteur,

comme de vastes constructions de vent et de glacier.

 

Et je vins au tranchant du fer, à l’étroitesse

du vent,  au linceul de l’agriculture et de la pierre,

au vide sidéral des derniers pas,

à la vertigineuse route spirale :

mais vaste mer, ô mort, de vague en vague tu ne viens

que tel un galop de clarté nocturne

ou tels les nombres intégraux de la nuit.

 

Jamais tu ne parvins à fouiller dans la poche, ta visite

n’était possible sans une rouge étiquette :

sans un tapis d’aurore au silence enclavé :

sans patrimoines de sanglots, hauts ou ensevelis.

 

Je n’ai pu dans chaque être aimer un arbre

avec son petit automne à l’épaule (la mort de mille feuilles)

toutes les fausses morts et les résurrections

sans terre, sans abîme :

j’ai voulu nager dans les vies les plus spacieuses,

les embouchures les plus libres,

et lorsque peu à peu l’homme me refusa,

me fermant portes et chemins pour que les sources de mes mains

ne viennent pas toucher son existence blessée,

je me mis à errer de rue en rue, de fleuve en fleuve,

de ville  en ville, de lit en lit,

et mon masque salé traversa le désert

er dans les dernières maisons humiliées, sans lampe et sans feu,

sans pain, sans pierre, sans silence, seul

je roulai vers la mort et cette mort était la mienne.

 

V

Ce n’est pas toi, mort solennelle, oiseau au plumage de fer,

celle que le pauvre héritier de ces demeures

portait sous sa peau vide avec une pitance hâtive :

c’était un pauvre pétale de corde exterminée ;

un atome du cœur qui ne livra jamais bataille

ou cette âpre rosée qui ne tomba sur aucun front.

C’était ce qui ne pût renaître, une parcelle

de la petite mort sans paix ni territoire ;

un os et une cloche qui mourraient en lui.

J’ai enlevé les bandages de l’iode, j’ai plongé

les mains dans les pauvres douleurs qui tuaient la mort :

je n’ai trouvé dans la blessure qu’une froide rafale

qui entrait par les vagues interstices de l’âme.

 

VI

Alors, j’ai grimpé à l’échelle de la terre

parmi l’atroce enchevêtrement des forêts perdues 

jusqu’à toi, Macchu-Picchu.

 

Haute cité de la pierre scalaire,

demeure enfin de celui que la terre

n’a point caché sous les tuniques endormies.

En toi, comme deux lignes parallèles,

le berceau de l’éclair et le berceau de l’homme

se balançaient dans un vent plein d’épines.

 

Mère de pierre, écume des condors.

 

Haut récif de l’aurore humaine.

 

Pelle abandonnée dans le premier sable.

 

Ceci fut la demeure, il reste ici l’endroit :

ici les larges grains de maïs s’élevèrent

avant de redescendre comme une grêle rouge.

 

Ici le fil doré sortit de la vigogne

pour vêtir les amours, les tumulus, les mères,

le roi, les prières, les combattants.

 

Ici, pendant la nuit, les pieds de l’homme reposèrent

près des pattes de l’aigle, dans les hauts repaires

des carnassiers, et, à l’aurore,

ils foulèrent avec les pieds du tonnerre le brouillard raréfié,

et touchant les terres et les pierres, ils arrivèrent

à les identifier dans la nuit ou la mort.

 

Je regarde les vêtements, les mains,

le vestige de l’eau dans la faille sonore,

la paroi adoucie par le contact de ce visage

qui regarda avec mes yeux les lampes de la terre,

et qui graissa avec mes mains les bois

disparus : parce que tout, les habits, la peau, la vaisselle,

les mots, le vin, le pain,

s’effaça, rentra dans la terre.

 

Et l’air passa avec ses doigts

de fleurs d’oranger sur les endormis :

mille années, des mois, des semaines d’air,

de vent bleu, d’âpre cordillère,

qui furent comme de doux ouragans de pas

lustrant le solitaire enceinte de la pierre.

 

VII

Morts d’un unique abîme, ombres d’un précipice,

suprême profondeur, ainsi vit-on venir

à la pleine mesure de votre grandeur

la véritable mort, la plus dévoratrice,

et de la roche perforée

et des chapiteaux écarlates

et des scalaires aqueducs

vous avez croulé comme dans un  automne

en une seule mort.

Aujourd’hui l’air inhabité ne pleure plus,

il ne connaît plus désormais vos pieds d’argile,

il a oublié vos poteries qui filtraient le ciel

quand les couteaux de la foudre se répandaient,

et l’arbre puissant a été mangé

par le brouillard, il a été coupé par la rafale.

 

Il soutenait une main qui roula soudain

de l’altitude à l’ultime pointe du temps.

Vous n’êtes plus, mains d’araignée, fragiles fils,

toile emmêlée :

tout ce vous fûtes est tombé : coutumes, syllabes élimées,

masques éblouissants de clarté.

 

Du moins nous reste-t-il la pierre et l’expression :

la ville pareille à une urne que levèrent

les mains de tous, vivants, morts, silencieux, portés

par tant de mort, un mur, par tant de vie un choc

de pétales de pierre : la rose permanente, la demeure :

tout ce récit andin de colonies glacées.

 

Lorsque la main couleur d’argile

devint argile, et lorsque les minces paupières furent fermées,

pleines de murs rugueux, couvertes de châteaux,

et lorsque l’homme entier se fut replié dans son trou,

l’exactitude au sommet de son mât resta hissée ;

le haut lieu de l’aurore humaine ;

le plus vaste ayant contenu le silence :

une vie de pierres après tant de vies.

 

VIII

Monte avec moi, amour d’Amérique.

 

Embrasse avec moi les pierres secrètes.

L’argent torrentiel de l’Urubamba

répand le pollen vers sa coupe jaune.

Le vide vole, celui de la liane,

de la plante rocheuse, de la dure guirlande,

sur le silence de la caisse montagnarde.

Viens, infime vie, emprunte les ailes

de la terre, tandis que toi – cristal et froid,

air fouetté – écartant des émeraudes combattues,

tu descends, eau sauvage, de la neige.

 

Amour, amour, jusqu’à la nuit abrupte,

depuis le silex sonore des Andes

et vers l’aurore aux genoux rouges,

contemple l’héritier heureux de la neige.

 

Ô Wilkamayu ! cordes résonnantes,

lorsque tu brises tes tonnerres linéaires

en blanche mousse, telle une neige blessée,

ou lorsque ton ouragan abrupt,

qui chante et châtie, réveille le ciel,

quelles syllabes apportes- tu à une oreille

depuis peu extirpée à ton écume andine ?

 

Qui a emprisonné l’éclair du froid

et l’a laissé sur la hauteur chargé de chaînes,

réparti en larmes glaciales,

secoué en rapides épées,

frappant ses étamines aguerries,

transporté sur sa couche de soldat,

effrayé par sa fin rocheuse ?

 

Que disent tes scintillements traqués ?

Ton éclair rebelle et secret

voyagea-t-il auparavant peuplé de mots ?

Qui donc broie ces syllabes glacées,

ces langages noirs, ces étendards d’or,

ces bouches profondes, ces cris soumis,

dans tes maigres eaux artérielles ?

 

Qui coupe donc ces paupières florales

sorties du sol pour regarder ?

Qui jette donc ces grappes mortes

descendues entre tes mains de cascade

pour égrener les graines de leur nuit

dans le charbon de la géologie ?

 

Qui précipite la branche des liens ?

Qui à nouveau enterre les adieux ?

 

Amour, amour, n’accède pas à la frontière,

n’adore pas non plus la tête submergée ;

laisse le temps atteindre sa stature

dans son salon de sources fracassées

et, entre l’eau rapide et les murailles,

recueille l’air du défilé,

les lames du vent, parallèles,

le canal aveugle des cordillères,

le dur salut de la rosée,

et monte, fleur à fleur, à travers l’épaisseur

en foulant le serpent tombé de la hauteur.

 

Dans la zone escarpée, arbres et pierre,

poussière de vertes étoiles, forêt claire,

le Mantur éclate comme un lac vivant

ou comme un nouveau pallier du silence.

 

Viens à mon être, viens à mon aube,

jusqu’à ces solitudes couronnées.

Le royaume mort vit encore.

 

Et sur l’Horloge, l’ombre sanguinaire

du condor passe comme un vaisseau noir.

 

IX

Aigle sidéral, vignoble de brume.

Bastion égaré, cimeterre aveugle.

Ceinture constellée, pain solennel.

Gradins torrentiels, immense paupière.

Tunique triangulaire, pollen de pierre.

Lampe de granit, miche de pierre.

Crotale minéral, rose de pierre.

Nef ensevelie, fontaine de pierre.

Cheval de lune, clarté de pierre.

Géométrie finale, écrit de pierre.

Névé sculpté au milieu des rafales.

Madrépore du temps au fond des eaux.

Muraille que les doigts ont adoucie.

Faitage par les plumes combattu.

Bouquets de miroirs, bases de tempête.

Trônes que la liane a jetés à bas.

Régime de la serre ensanglantée.

Ouragan retenu sur le versant.

Cataracte immobile de turquoise.

Bourdon patriarcal de ceux qui dorment.

Anneau, carcan des neiges dominées.

Fer allongé sur ses propres statues.

Inaccessible et nuageuse tourmente.

Pattes de puma, roche sanguinaire.

Ombreuse tour, controverse de neige.

Nuit qui s’élève en doigts et en racines.

Croisée des brouillards, colombe endurcie.

Plante nocturne, statue des tonnerres.

Cordillère essentielle, toit marin.

Architecture d’aigles égarés.

Corde du ciel, abeille des sommets.

Niveau sanglant, étoile élaborée.

Bulle minérale, lune de quartz.

Serpent des Andes, tempes d’Amarante.

Coupole du silence, patrie pure.

Aimée du large, arbre de cathédrales.

Gerbe de sel, cerisier : ailes noires.

Neigeuse dentition, tonnerre froid.

Lune égratignée, pierre menaçante.

Chevelure du froid, action de l’air.

Volcan de mains, obscure cataracte.

Vague d’argent, orientation du temps.

 

X

Pierre dans la pierre, où était donc l’homme ?

Air mêlé à l’air, où était donc l’homme ?

Temps dans le temps, oui, l’homme, où était-il ?

As-tu été aussi la parcelle brisée

de l’homme inachevé, de l’aigle vide,

qui dans les rues d’aujourd’hui, les traces de pas,

les feuilles de l’automne mort,

broie son âme jusqu’à la tombe ?,

La pauvre main, le pied, la pauvre vie...

Les jours de la clarté effilochée

et toi, comme la pluie

sur la liesse des banderilles,

ont-ils pétale à pétale effeuillé leur obscur aliment

dans ta bouche vide ?

                                Corail de l’homme : faim,

plante secrète, racine des bûcherons,

faim, ton front de récifs est-il monté

jusqu’à ces tours si hautes dévalées ?

 

Sel des chemins. Je te le demande,

montre-moi la truelle ; architecture, laisse-moi

ronger avec un jonc l’étamine de pierre,

gravir toutes les marches de l’air jusqu’au vide,

gratter les entrailles pour enfin y toucher l’homme.

 

Macchu Picchu, as-tu posé

la pierre sur pierre, et, à la base, les haillons ?

Le charbon sur le charbon et, au fond, les larmes ?

Le feu dans l’or et, tremblante,

une rouge traînée de sang ?

Rend-moi l’esclave par toi enterré !

Secoue parmi les terres le pain dur

du miséreux, montre-moi les habits

du serf et sa fenêtre.

Dis-moi comme vivant il reposait.

Dis-moi si son sommeil

fut rauque et entrouvert, comme une brèche noire

creusée par la fatigue sur le mur.

Le mur, le mur ! Et si sur son sommeil

gravita chaque plan de pierre, et s’il tomba sous elle

comme sous une lune, avec tout son sommeil ! 

Ancestrale Amérique, fiancée noyée,

tes doigts aussi,

sortant de la forêt vers le vide élevé des dieux,

sous les étendards nuptiaux de lumière et de décence,

se mêlant au fracas des tambours et des lances,

tes doigts aussi, tes doigts aussi,

ont transporté la rose abstraite et la ligne du froid

et la poitrine ensanglantée de la nouvelle céréale,

jusqu’à la toile rayonnante, jusqu’aux dures cavités.

Pourtant l’Amérique enterrée, n’avais-tu pas gardé aussi, aussi au plus profond

de tes entrailles amères, comme un aigle, la faim ?

 

XI

A travers la splendeur diffuse,

A travers cette nuit de pierre, laisse-moi plonger la main

et laisse palpiter en moi, comme un oiseau mille années prisonnier,

le cœur ancien de l’oublié !

Laisse-moi oublier aujourd’hui ce bonheur plus vaste que la mer,

car l’homme a plus d’ampleur que la mer et ses îles,

et il faut y tomber comme en un puits pour ressortir du fond

avec un bouquet d’eau secrète et de vérités englouties.

Laisse-moi, bloc massif, oublier la puissante proportion,

la mesure transcendante, les pierres de la ruche,

et le long de l’équerre laisse-moi glisser

la main sur son hypoténuse, âpre sang et silice.

Quand, tel un fer de cheval aux élytres rouges, le condor,

furieux frappe mes tempes dans l’ordre du vol

et quand l’ouragan au plumage carnassier balaie la poussière noirâtre

des gradins diagonaux, je ne vois pas la bête expéditive,

je ne vois pas le cycle aveugle de ses griffes,

je vois l’être ancestral, le serviteur, celui qui dort

dans les champs, je vois un corps, mille corps, un homme, mille femmes, 

sous la rafale noire, assombris par la pluie et par la nuit,

avec la lourde pierre des statues : 

Jean Taillebloc, fils de Wiracocha,

Jean Mangefroid, fils d’une étoile verte,

Jean Piednus, petit-fils de la turquoise, 

monte naître avec moi, mon frère.

 

XII

Monte naître avec moi, mon frère.

 

Donne-moi la main, de cette profonde

région de ta douleur disséminée. 

Tu ne reviendras pas du fond des roches,

Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.

Non, ta voix durcie ne reviendra pas.

Tes yeux perforés ne reviendront pas.

 

Regarde-moi du tréfond de la terre

laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes ;

dresseur de tutélaires guanacos ;

maçon de l’échafaudage défié ;

porteur d’eau aux larmes andines ;

joaillier aux doigts écrasés ;

agriculteur qui tremble dans la graine ;

potier répandu dans ta glaise ;

apportez à la coupe de la vie nouvelle

vos vieilles douleurs enterrées.

Montrez-moi votre sang, votre sillon,

dites-moi : en ce lieu on m’a châtié

car le joyau n’a pas brillé ou car la terre

n’avait pas donné à temps la pierre ou le grain ;

désignez-moi la pierre où vous êtes tombés

et le bois où on vous a crucifiés,

illuminez pour moi les vieux silex,

les vieilles lampes, les fouets collés

aux plaies au fil des siècles

et les haches à l’éclat ensanglanté.

Je viens parler par votre bouche morte.

Rassemblez à travers la terre

toutes vos silencieuses lèvres dispersées

et de vôtre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi

comme si j’étais avec vous ancré,

racontez-moi tout, chaîne à chaîne,

maillon à maillon, pas à pas,

affûtez les couteaux que vous avez gardés,

mettez-les sur mon cœur et dans ma main,

comme fleuve jaune d’éclairs,

comme un fleuve de tigres enterrés,

et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années

des âges aveugles, des siècles stellaires.

 

Donnez-moi le silence, l’eau, l’espoir.

 

Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.

 

Collez vôtre corps a moi ainsi que des aimants.

 

Présentez-vous à ma bouche et à mes veines.

 

Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang.

 

 

Traduit de l’espagnol par Claude Couffon,

(Révision de Stéphanie Decante)

In, Pablo Neruda : « Résider sur la terre. Oeuvres choisies ».

Edition Gallimard (Quarto), 2023

 

Hauteurs de Macchu-Picchu

 

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VI

Alors, j’ai monté sur l’échelle de la terre,

Parmi l’atroce enchevêtrement des forêts perdues,

 

Jusqu’à toi, Macchu-Picchu.

 

Haute cité de pierres escalières,

La demeure, enfin, de ce que la terre

Ne dissimula pas sous des vêtements endormis.

En toi, comme deux lignées parallèles,

Le berceau de l’éclair et celui de l’homme

Se balançaient dans un vent d’épines.

 

Mère de pierre, écume des condors.

 

Hauts récifs de l’aurore humaine.

 

Pelle abandonnée dans le premier sable.

 

Ceci fut la demeure, ceci est le lieu :

Là, les larges grains de maïs montèrent

Et descendirent à nouveau comme une grêle rouge.

 

Là, le fil doré fut tiré de la vigogne

Pour vêtir les amours, les tombes, les mères,

Le roi, les prières, les guerriers.

Là, les pieds de l’homme reposèrent la nuit,

Auprès des serres de l’aigle, dans les hauts repaires

Des carnassiers, et, à l’aurore,

Foulèrent à côté des pieds du tonnerre le brouillard raréfié,

Et touchèrent terres et pierres assez

Pour les reconnaître dans la nuit ou la mort.

 

Je regarde les vêtements et les mains,

La trace de l’eau dans le creux sonore,

La paroi adoucie par le contact d’un visage

Qui regarda, avec mes yeux, les lampes de la terre,

Qui huila, avec mes mains, les bois

Disparus parce que tout, les habits, la peau, la vaisselle,

Les mots, le vin, le pain,

Tomba, s’en fut à terre.

 

Et l’air passa avec ses doigts

De jasmin sur tous les dormants :

Mille années d’air, des mois, des semaines d’air,

De vent bleu, de cordillère de fer,

Qui furent comme de doux ouragans de pas

Lustrant le solitaire enclos de la pierre.

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X

Pierre dans la pierre, l’homme, où était-il ?

Air dans l’air, l’homme, où était-il ?

Temps dans le temps, l’homme, où était-il ?

Tu fus sans doute aussi le débris

De l’homme inachevé, d’aigle vide,

Qui par les rues d’aujourd’hui, qui par les ornières,

Qui par les feuilles de l’automne mort,

Va triturant son âme jusqu’à la tombe,

La pauvre main, le pied, la pauvre vie !

Les jours de lumière effilochée

En toi, comme la pluie

Sur les banderilles de la fête,

Pétale à pétale donnèrent leur aliment obscur

A une bouche vide.

                                 Faim, corail de l’homme,

Faim, plante secrète, racine des bûcherons,

Faim, la ligne des récifs s’élèvera-t-elle

Jusqu’à ces hautes tours abandonnées ?

 

Je t’interroge, sel des chemins.

Montre-moi la truelle ; laisse-moi, architecture,

User avec un pauvre bâton les étamines de pierre,

Monter toutes les marches de l’air jusqu’au vide,

Gratter l’entraille jusqu’à toucher l’homme.

Macchu Picchu, as-tu posé

Pierre sur pierre, et au fond, le haillon ?

Charbon sur charbon et, au fond, les larmes ?

Le feu dans l’or et, rouge et tremblante en lui,

Une large goutte de sang ?

Rend-moi l’esclave que tu as enterré !

Arrache à la terre le pain dur

Du misérable ! Montre-moi tes habits

Du serf et sa fenêtre !

Dis-moi comme il dormait durant sa vie,

Dis-moi si son sommeil

Fut rauque, entrouvert, comme le trou noir

Que fait la fatigue sur un mur ?

Le mur, le mur ! Si, sur son sommeil,

Pesa chaque étage de pierre et s’il tomba sous elle

Comme sous une lune, avec son sommeil !

 

Antique Amérique, fiancée submergée.

Tes doigts aussi,

Au sortir de la forêt, jusqu’à la vide altitude des dieux,

Sous les étendards nuptiaux de la lumière et sous l’honneur,

Mêlés au tonnerre des tambours et des lances,

Tes doigts aussi, tes doigts aussi,

Ceux qui portèrent la rose abstraite et la ligne des froids, ceux

Qui portèrent la poitrine ensanglantée du nouveau céréale,

Jusqu’à la trame de matière rayonnante, jusqu’aux dures cavités,

Avec eux, avec eux, Amérique enterrée, as-tu gardé au plus profond

De tes entrailles amères, comme un aigle, la faim ?

 

XI

A travers la confuse splendeur

A travers la nuit de pierre, laisse-moi plonger la main

Et laisse palpiter en moi comme un oiseau mille ans prisonnier

Le vieux cœur de l’oublié !

Laisse-moi oublier aujourd’hui ce bonheur plus ample que la mer.

Car l’homme est plus vaste que la mer avec ses îles,

Et il faut tomber en lui comme en un puits pour rejaillir du fond

Avec un bouquet d’eau secrète et de vérités englouties.

Laisse-moi oublier, large pierre, la proportion puissante,

La mesure transcendante, les pierres de la ruche,

Et le long de l’équerre, laisse-moi glisser

La main sur l’âpre hypoténuse du sang et du cilice.

Quand le condor furieux, comme un fer à cheval aux élytres rouges,

Me frappe les tempes, dans sa ligne de vol

Et quand l’ouragan, de ses plumes de carnassier, balaie la sombre poussière

Des perrons obliques, je ne vois pas la bête rapide,

Je ne vois pas le cercle aveugle de ses griffes,

Je vois l’être antique, le serviteur, l’endormi

Dans les champs, je vois un corps, mille corps, un homme, mille femmes,

 

Sous la rafale noire, noirs de pluie et de nuit,

Avec la lourde pierre de la statue.

 

Jean Brisecaillou, fils de Wiracocha,

Jean Mangefroid, fils d’étoile verte,

Jean Piednus, petit-fils de la turquoise :

 

Monte, et nais avec moi, frère !

 

XII

Monte, et nais avec moi, frère !

 

Donne-moi la main, du fond

De ta douleur éparse.

 

Tu ne reviendras pas de l’épaisseur des pierres,

Tu ne reviendras pas du temps souterrain,

Ni ne reviendra ta voix rauque

Ni ne reviendront tes yeux perforés.

 

Regarde-moi depuis le fond de la terre

Laboureur, tisserand, pasteur taciturne :

Dompteur des vigognes tutélaires :

Maçon du traître échafaudage :

Porteur d’eau chargé des larmes des Andes :

Joaillier aux draps broyés :

Semeur tremblant dans sa semence :

Potier répandu dans sa glaise.

 

Apportez à la coupe de la vie nouvelle

Vos vieilles douleurs ensevelies.

Montrez-moi votre sang, votre sillon

Dites-moi : ici, je fus puni

Parce que la gemme fut sans éclat, parce que le sol

Ne donna pas à temps la pierre ou le grain.

 

Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés,

Le bois où vous fûtes crucifiés

Eclairez pour moi les antiques silex,

Les vieilles lampes, les fouets collés

Aux plaies à longueur de siècles

Et les haches brillantes sous le sang.

 

Moi, je viens parler par votre bouche morte.

Unissez à travers la terre toutes vos

Silencieuses lèvres dispersées

Et depuis vôtre abîme, durant toute

Cette longue nuit, parlez-moi

Comme si j’étais retenu par la même ancre que vous,

Racontez-moi tout, chaîne après chaîne,

Maillon après maillon, pas à pas,

Affilez les couteaux que vous avez conservés

Mettez-les-moi dans la poitrine et dans les mains

Comme fleuve d’éclairs jaunes

Comme fleuve de tigres enterrés

Et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des ans

Des âges aveugles, des siècles sidéraux.

 

Donnez-moi le silence, l’eau, l’espérance

Donnes-moi la lutte, le fer, les volcans.

Comme autant d’aimants, suspendez à moi vos corps.

Envahissez mes veines et ma bouche.

Parlez par mes mots, parlez par mon sang.

 

Traduit de l’espagnol par Roger Caillois  

Edition Seghers, 1961

Du même auteur :

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Alturas de Macchu-Picchu

 

I

 

Del aire al aire, como una red vacía,

iba yo entre las calles y la atmósfera, llegando y despidiendo,

en el advenimiento del otoño la moneda extendida

de las hojas, y entre la primavera y las espigas,

lo que el más grande amor, como dentro de un guante

que cae, nos entrega como una larga luna.

(Días de fulgor vivo en la intemperie

de los cuerpos: aceros convertidos

al silencio del ácido:

noches deshilachadas hasta la última harina:

estambres agredidos de la patria nupcial.)

Alguien que me esperó entre los violines

encontró un mundo como una torre enterrada

hundiendo su espiral más abajo de todas

las hojas de color de ronco azufre:

más abajo, en el oro de la geología,

como una espada envuelta en meteoros,

hundí la mano turbulenta y dulce

en lo más genital de lo terrestre.

Puse la frente entre las olas profundas,

descendí como gota entre la paz sulfúrica,

y, como un ciego, regresé al jazmín

de la gastada primavera humana.

 

II

Si la flor a la flor entrega el alto germen

y la roca mantiene su flor diseminada

en su golpeado traje de diamante y arena,

el hombre arruga el pétalo de la luz que recoge

en los determinados manantiales marinos

y taladra el metal palpitante en sus manos.

Y pronto, entre la ropa y el humo, sobre la mesa hundida

como una barajada cantidad, queda el alma:

cuarzo y desvelo, lágrimas en el océano

como estanques de frío: pero aún

mátala y agonízala con papel y con odio,

sumérgela en la alfombra cotidiana, desgárrala

entre las vestiduras hostiles del alambre.

No: por los corredores, aire, mar o caminos,

quién guarda sin puñal (como las encarnadas

amapolas) su sangre? La cólera ha extenuado

la triste mercancía del vendedor de seres,

y, mientras en la altura del ciruelo, el rocío

desde mil años deja su carta transparente

sobre la misma rama que lo espera, oh corazón, oh frente triturada

entre las cavidades del otoño:

Cuántas veces en las calles de invierno de una ciudad o en

un autobús o un barco en el crepúsculo, o en la soledad

más espesa, la de la noche de fiesta, bajo el sonido

de sombras y campanas, en la misma gruta del placer humano,

me quise detener a buscar la eterna veta insondable

que antes toqué en la piedra o en el relámpago que el beso desprendía.

(Lo que en el cereal como una historia amarilla

de pequeños pechos preñados va repitiendo un número

que sin cesar es ternura en las capas germinales,

y que, idéntica siempre, se desgrana en marfil

y lo que en el agua es patria transparente, campana

desde la nieve aislada hasta las olas sangrientas.)

No pude asir sino un racimo de rostros o de máscaras

precipitadas, como anillos de oro vacío,

como ropas dispersas hijas de un otoño rabioso

que hiciera temblar el miserable árbol de las razas asustadas.

No tuve sitio donde descansar la mano

y que, corriente como agua de manantial encadenado,

o firme como grumo de antracita o cristal,

hubiera devuelto el calor o el frío de mi mano extendida.

Qué era el hombre? En qué parte de su conversación abierta

entre los almacenes y los silbidos, en cuál de sus movimientos metálicos

vivía lo indestructible, lo imperecedero, la vida?

III

El ser como el maíz se desgranaba en el inacabable

granero de los hechos perdidos, de los acontecimientos

miserables, del uno al siete, al ocho,

y no una muerte, sino muchas muertes llegaba a cada uno:

cada día una muerte pequeña, polvo, gusano, lámpara

que se apaga en el lodo del suburbio, una pequeña muerte de alas gruesas

entraba en cada hombre como una corta lanza

y era el hombre asediado del pan o del cuchillo,

el ganadero: el hijo de los puertos, o el capitán oscuro del arado,

o el roedor de las calles espesas:

todos desfallecieron esperando su muerte, su corta muerte diaria:

y su quebranto aciago de cada día era

como una copa negra que bebían temblando

 

IV 

La poderosa muerte me invitó muchas veces:

era como la sal invisible en las olas,

y lo que su invisible sabor diseminaba

era como mitades de hundimientos y altura

o vastas construcciones de viento y ventisquero.

Yo al férreo filo vine, a la angostura

del aire, a la mortaja de agricultura y piedra,

al estelar vacío de los pasos finales

y a la vertiginosa carretera espiral:

pero, ancho mar, oh muerte!, de ola en ola no vienes,

sino como un galope de claridad nocturna

o como los totales números de la noche.

Nunca llegaste a hurgar en el bolsillo, no era

posible tu visita sin vestimenta roja:

sin auroral alfombra de cercado silencio:

sin altos o enterrados patrimonios de lágrimas.

No pude amar en cada ser un árbol

con su pequeño otoño a cuestas (la muerte de mil hojas),

todas las falsas muertes y las resurrecciones

sin tierra, sin abismo:

quise nadar en las más anchas vidas,

en las más sueltas desembocaduras,

y cuando poco a poco el hombre fue negándome

y fue cerrando paso y puerta para que no tocaran

mis manos manantiales su inexistencia herida,

entonces fui por calle y calle y río y río,

y ciudad y ciudad y cama y cama,

y atravesó el desierto mi máscara salobre,

y en las últimas casas humilladas, sin lámpara, sin fuego,

sin pan, sin piedra, sin silencio, solo,

rodé muriendo de mi propia muerte.

No eres tú, muerte grave, ave de plumas férreas,

la que el pobre heredero de las habitaciones

llevaba entre alimentos apresurados, bajo la piel vacía:

era algo, un pobre pétalo de cuerda exterminada:

un átomo del pecho que no vino al combate

o el áspero rocío que no cayó en la frente.

Era lo que no pudo renacer, un pedazo

de la pequeña muerte sin paz ni territorio:

un hueso, una campana que morían en él.

Yo levanté las vendas del yodo, hundí las manos

en los pobres dolores que mataban la muerte,

y no encontré en la herida sino una racha fría

que entraba por los vagos intersticios del alma.

..................................................................................................

VI

entre la atroz maraña de las selvas perdidas 

hasta ti, Macchu Picchu. 

Alta ciudad de piedras escalares, 

por fin morada del que lo terrestre 

no escondió en las dormidas vestiduras. 

En ti, como dos líneas paralelas, 

la cuna del relámpago y del hombre 

se mecían en un viento de espinas. 

Madre de piedra, espuma de los cóndores. 

Alto arrecife de la aurora humana. 

Pala perdida en la primera arena. 

Ésta fue la morada, éste es el sitio: 

aquí los anchos granos del maíz ascendieron 

y bajaron de nuevo como granizo rojo. 

Aquí la hebra dorada salió de la vicuña 

a vestir los amores, los túmulos, las madres, 

el rey, las oraciones, los guerreros. 

Aquí los pies del hombre descansaron de noche 

junto a los pies del águila, en las altas guaridas 

carniceras, y en la aurora 

pisaron con los pies del trueno la niebla enrarecida, 

y tocaron las tierras y las piedras 

hasta reconocerlas en la noche o la muerte. 

Miro las vestiduras y las manos, 

el vestigio del agua en la oquedad sonora, 

la pared suavizada por el tacto de un rostro 

que miró con mis ojos las lámparas terrestres, 

que aceitó con mis manos las desaparecidas 

maderas: porque todo, ropaje, piel, vasijas, 

palabras, vino, panes, 

se fue, cayó a la tierra. 

Y el aire entró con dedos 

de azahar sobre todos los dormidos: 

mil años de aire, meses, semanas de aire, 

de viento azul, de cordillera férrea, 

que fueron como suaves huracanes de pasos 

lustrando el solitario recinto de la piedra.

 

VII

Muertos de un solo abismo, sombras de una hondonada,

la profunda, es así como al tamaño

de vuestra magnitud

vino la verdadera, la más abrasadora

muerte y desde las rocas taladradas,

desde los capiteles escarlata,

desde los acueductos escalares

os desplomasteis como en un otoño

en una sola muerte.

Hoy el aire vacío ya no llora,

ya no conoce vuestros pies de arcilla,

ya olvidó vuestros cántaros que filtraban el cielo

cuando lo derramaban los cuchillos del rayo,

y el árbol poderoso fue comido

por la niebla, y cortado por la racha.

Él sostuvo una mano que cayó de repente

desde la altura hasta el final del tiempo.

Ya no sois, manos de araña, débiles

hebras, tela enmarañada:

cuanto fuisteis cayó: costumbres, sílabas

raídas, máscaras de luz deslumbradora.

Pero una permanencia de piedra y de palabra:

la ciudad como un vaso se levantó en las manos

de todos, vivos, muertos, callados, sostenidos

de tanta muerte, un muro, de tanta vida un golpe

de pétalos de piedra: la rosa permanente, la morada:

este arrecife andino de colonias glaciales.

Cuando la mano de color de arcilla

se convirtió en arcilla, y cuando los pequeños párpados se cerraron

llenos de ásperos muros, poblados de castillos,

y cuando todo el hombre se enredó en su agujero,

quedó la exactitud enarbolada:

el alto sitio de la aurora humana:

la más alta vasija que contuvo el silencio:

una vida de piedra después de tantas vidas.

 

VIII

 

Sube conmigo, amor americano.

Besa conmigo las piedras secretas.

La plata torrencial del Urubamba

hace volar el polen a su copa amarilla.

Vuela el vacío de la enredadera,

la planta pétrea, la guirnalda dura

sobre el silencio del cajón serrano.

Ven, minúscula vida, entre las alas

de la tierra, mientras —cristal y frío, aire golpeado—

apartando esmeraldas combatidas,

oh, agua salvaje, bajas de la nieve.

Amor, amor, hasta la noche abrupta,

desde el sonoro pedernal andino,

hacia la aurora de rodillas rojas,

contempla el hijo ciego de la nieve.

Oh, Wilkamayu de sonoros hilos,

cuando rompes tus truenos lineales

en blanca espuma, como herida nieve,

cuando tu vendaval acantilado

canta y castiga despertando al cielo,

qué idioma traes a la oreja apenas

desarraigada de tu espuma andina?

Quién apresó el relámpago del frío

y lo dejó en la altura encadenado,

repartido en sus lágrimas glaciales,

sacudido en sus rápidas espadas,

golpeando sus estambres aguerridos,

conducido en su cama de guerrero,

sobresaltado en su final de roca?

Qué dicen tus destellos acosados?

Tu secreto relámpago rebelde

antes viajó poblado de palabras?

Quién va rompiendo sílabas heladas,

idiomas negros, estandartes de oro,

bocas profundas, gritos sometidos,

en tus delgadas aguas arteriales?

Quién va cortando párpados florales

que vienen a mirar desde la tierra?

Quién precipita los racimos muertos

que bajan en tus manos de cascada

a desgranar su noche desgranada

en el carbón de la geología?

Quién despeña la rama de los vínculos?

Quién otra vez sepulta los adioses?

Amor, amor, no toques la frontera,

ni adores la cabeza sumergida:

deja que el tiempo cumpla su estatura

en su salón de manantiales rotos,

y, entre el agua veloz y las murallas,

recoge el aire del desfiladero,

las paralelas láminas del viento,

el canal ciego de las cordilleras,

el áspero saludo del rocío,

y sube, flor a flor, por la espesura,

pisando la serpiente despeñada.

En la escarpada zona, piedra y bosque,

polvo de estrellas verdes, selva clara,

Mantur estalla como un lago vivo

o como un nuevo piso del silencio.

Ven a mi propio ser, al alba mía,

hasta las soledades coronadas.

El reino muerto vive todavía.

Y en el Reloj la sombra sanguinaria

del cóndor cruza como una nave negra.

 

IX

Águila sideral, viña de bruma.

Bastión perdido, cimitarra ciega.

Cinturón estrellado, pan solemne.

Escala torrencial, párpado inmenso.

Túnica triangular, polen de piedra.

Lámpara de granito, pan de piedra.

Serpiente mineral, rosa de piedra.

Nave enterrada, manantial de piedra.

Caballo de la luna, luz de piedra.

Escuadra equinoccial, vapor de piedra.

Geometría final, libro de piedra.

Témpano entre las ráfagas labrado.

Madrépora del tiempo sumergido.

Muralla por los dedos suavizada.

Techumbre por las plumas combatida.

Ramos de espejo, bases de tormenta.

Tronos volcados por la enredadera.

Régimen de la garra encarnizada.

Vendaval sostenido en la vertiente.

Inmóvil catarata de turquesa.

Campana patriarcal de los dormidos.

Argolla de las nieves dominadas.

Hierro acostado sobre sus estatuas.

Inaccesible temporal cerrado.

Manos de puma, roca sanguinaria.

Torre sombrera, discusión de nieve.

Noche elevada en dedos y raíces.

Ventana de las nieblas, paloma endurecida.

Planta nocturna, estatua de los truenos.

Cordillera esencial, techo marino.

Arquitectura de águilas perdidas.

Cuerda del cielo, abeja de la altura.

Nivel sangriento, estrella construida.

Burbuja mineral, luna de cuarzo.

Serpiente andina, frente de amaranto.

Cúpula del silencio, patria pura.

Novia del mar, árbol de catedrales.

Ramo de sal, cerezo de alas negras.

Dentadura nevada, trueno frío.

Luna arañada, piedra amenazante.

Cabellera del frío, acción del aire.

Volcán de manos, catarata oscura.

Ola de plata, dirección del tiempo.

 

X



Piedra en la piedra, el hombre, dónde estuvo? 

Aire en el aire, el hombre, dónde estuvo? 

Tiempo en el tiempo, el hombre, dónde estuvo? 

Fuiste también el pedacito roto 

de hombre inconcluso, de águila vacía 

que por las calles de hoy, que por las huellas, 

que por las hojas del otoño muerto 

va machacando el alma hasta la tumba? 

La pobre mano, el pie, la pobre vida... 

Los días de la luz deshilachada 

en ti, como la lluvia 

sobre las banderillas de la fiesta, 

dieron pétalo a pétalo de su alimento oscuro 

en la boca vacía? 

Hambre, coral del hombre, 

hambre, planta secreta, raíz de los leñadores, 

hambre, subió tu raya de arrecife 

hasta estas altas torres desprendidas? 

Yo te interrogo, sal de los caminos, 

muéstrame la cuchara, déjame, arquitectura, 

roer con un palito los estambres de piedra, 

subir todos los escalones del aire hasta el vacío, 

rascar la entraña hasta tocar el hombre. 

Macchu Picchu, pusiste 

piedra en la piedra, y en la base, harapos? 

Carbón sobre carbón, y en el fondo la lágrima? 

Fuego en el oro, y en él, temblando el rojo 

goterón de la sangre? 

Devuélveme el esclavo que enterraste! 

Sacude de las tierras el pan duro 

del miserable, muéstrame los vestidos 

del siervo y su ventana. 

Dime cómo durmió cuando vivía. 

Dime si fue su sueño 

ronco, entreabierto, como un hoyo negro 

hecho por la fatiga sobre el muro. 

El muro, el muro! Si sobre su sueño 

gravitó cada piso de piedra, y si cayó bajo ella 

como bajo una luna, con el sueño! 

Antigua América, novia sumergida, 

también tus dedos, 

al salir de la selva hacia el alto vacío de los dioses, 

bajo los estandartes nupciales de la luz y el decoro, 

mezclándose al trueno de los tambores y de las lanzas, 

también, también tus dedos, 

los que la rosa abstracta y la línea del frío, los 

que el pecho sangriento del nuevo cereal trasladaron 

hasta la tela de materia radiante, hasta las duras cavidades, 

también, también, América enterrada, guardaste en lo más bajo 

en el amargo intestino, como un águila, el hambre?



XI


a través de la noche de piedra, déjame hundir la mano 

y deja que en mí palpite, como un ave mil años prisionera 

el viejo corazón del olvidado! 

Déjame olvidar hoy esta dicha, que es más ancha que el mar, 

porque el hombre es más ancho que el mar y que sus islas, 

y hay que caer en él como en un pozo para salir del fondo 

con un ramo de aguas secretas y de verdades sumergidas. 

Déjame olvidar, ancha piedra, la proporción poderosa, 

la trascendente movida, las piedras del panal, 

y de la escuadra déjame hoy resbalar 

la mano sobre la hipotenusa de áspera sangre y silicio. 

Cuando, como una herradura de élitros rojos, el cóndor furibundo 

me golpea las sienes en el orden del vuelo 

y el huracán de plumas carniceras barre el polvo sombrío 

de las escalinatas diagonales, no veo la bestia veloz, 

no veo el ciego ciclo de sus barras, 

veo el antiguo ser, servidor, el dormido 

en los campos, veo el cuerpo, mil cuerpos, un hombre, mil mujeres, 

bajo la racha negra, negros de lluvia y noches, 

con la piedra pesada de la estatua: 

Juan Cortapiedras, hijo de Wiracocha, 

Juan Comefrío, hijo de estrella verde, 

Juan Piesdescalzos, nieto de la turquesa, 

sube a nacer conmigo, hermano.



XII



Sube a nacer conmigo, hermano. 

Dame la mano desde la profunda 

zona de tu dolor diseminado. 

No volverás del fondo de las rocas. 

No volverás del tiempo subterráneo. 

No volverá tu voz endurecida. 

No volverán tus ojos taladrados. 

Mírame desde el fondo de la tierra, 

labrador, tejedor, pastor callado: 

domador de guanacos tutelares: 

albañil del andamio desafiado: 

aguador de las lágrimas andinas: 

joyero de los dedos machacados: 

agricultor temblando en la semilla: 

alfarero en tu greda derramado: 

traed a la copa de esta nueva vida 

vuestros viejos dolores enterrados. 

Mostradme vuestra sangre y vuestro surco, 

decidme: aquí fui castigado, 

porque la joya no brilló o la tierra 

no entregó a tiempo la piedra o el grano: 

señaladme la piedra en que caísteis 

y la madera en que os crucificaron, 

encendedme los viejos pedernales, 

las viejas lámparas, los látigos pegados 

a través de los siglos en las llagas 

y las hachas de brillo ensangrentado. 

Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta. 

A través de la tierra juntad todos 

los silenciosos labios derramados 

y desde el fondo habladme toda esta larga noche 

como si yo estuviera con vosotros anclado, 

contadme todo, cadena a cadena, 

eslabón a eslabón, y paso a paso, 

afilad los cuchillos que guardasteis, 

ponedlos en mi pecho y en mi mano, 

como un río de rayos amarillos, 

como un río de tigres enterrados, 

y dejadme llorar, horas, días, años, 

edades ciegas, siglos estelares. 

Dadme el silencio, el agua, la esperanza. 

Dadme la lucha, el hierro, los volcanes. 

Apegadme los cuerpos como imanes. 

Acudid a mis venas y a mi boca. 

Hablad por mis palabras y mi sangre. 

 

Canto general

Editorial Océano, Mexico, 1950

Poème précédent en espagnol :

Luis Mizón :  Vent du Sud / Viento Sur (05/08/2017)

Poème suivant en espagnol :

José AgustínGoytisolo : Sans savoir comment / Sin sabercómo (25/11/2017)

 

 

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