Jan Vladislav (1923 – 2009) : Suite d’automne
Suite d’Automne
A la mémoire de Frantisek Halas
1
Dans la couronne de terre
sommeille ce qui jadis, avide,
buvait le monde. Ce qui jadis
était une tête vivante, croquant
à belles dents la fleur vivante
d’amour et de mort alliés,
toujours liés dans la chair. Et nous
nous illusionnons qu’aujourd’hui
vous savez pour que ne nous effraie
votre rêve.
2
Il est trop long. On n’entend même
plus de lourd gémissements
nocturnes. On ne verra pas
la terre s’ouvrir dans un gloria
de cloches à toute volée,
quoiqu’on aime croire qu’une fois,
quelque part, cela arrivera. Seul
le feuillage restera, à moisir
sur la terre de longtemps
aplanie.
3
Et c’est nous, maintenant,
que votre couronne attend,
nous autres rescapés, nous
ici-bas. Le moindre mur blanc
nous effraie, le monceau d’argile
surgissant au jardin
du feuillage qui sent le mouillé
des sépultures. Que de temps
l’avez-vous combattu ; et le voici
à nouveau devant nous.
4
Les moindres signes de vie,
combien vous seraient-ils
plus chers ; et quelle soif,
quelle avidité enivreraient
vos sens d’avoir rien qu’une fois
le droit de regarder au-delà
de cette glorieuse couronne de terre
qu’on a mise en guise de fers
autour de votre tête
toute blanchie.
5
Les moindres signes de vie,
lustres des rues et des demeures,
cieux qui nuit après nuit
sombrent dans les couronnes
des arbres hérissés que novembre
commence de bûcher comme on bûche
aux carrières, à coups de laie,
des blocs de pierre. Pas hésitants,
parc déserté avec, au loin,
couples debout.
6
Les jours comme les aigles
des mythes anciens nous rongent
à l’aise, aujourd’hui,
comme ils te lacéraient jadis
en cachette dans les nuits
où résonnait le cri doux
de la tourterelle blessée
par le désir. Et le même tourbillon
qui te traquait comme une feuille
nous chasse à notre tour au sein
des rochers déserts.
7
Mais ton sang coule toujours
parmi nous, ton souffle brûle
encore ici, ton regard sombre
regarde encore dans les yeux
de ceux qui vivent, Pèlerin
de la douce terre qui est
et n’est plus, qui n’est pas
et qui est. Impossible d’y aimer
sinon à l’obscure et sinon
ce qui tue.
8
Et de la nuit des temps
des ombres montent et voilà
que tu y reconnais ce vieux monde
des hommes, toujours autre et toujours
le même – même, mauvais et nôtre.
Mauvais et nôtre, humain à faire peur
comme le souffle sinistre et brûlant
de celui qui a surpris sa femme
et son amant et les fit
pendre au portail.
9
D’abord on mit les amants
nus comme ils s’étaient connus
dans l’amour ; puis on les coucha l’un
sur l’autre, comme ils avaient dormi
dans l’amour ; puis on lia ces deux corps
horriblement nus avec une corde,
une corde de chanvre ; et enfin
on ne vit plus dans le noir
qu’un ombre pâle qui cherchait
du pied la terre
10
Au moins une ligne
par jour pour preuve
que j’existe. Au besoin
sur la feuille tombée
à la terre mouillée. Au moins
quelques mots chaque jour
à ta gloire effrayante Et crier
l’amour encore et toujours
avant de tomber sur l’herbe
comme la feuille.
11
Crier quand les sabots
du destin frappent au plus fort
le pavé, quand la terre
impatiente boit nos vies
de longtemps renversées
comme le verre sale de lait
au parc de l’automne. Et quand
resplendissent au plis beau
tes membres confluant
vers ton sein.
12
Au moins un soupir
par jour à la gloire
de ta splendeur, automne fait chair
qui secoue de sa tête
les tourbillons de feuilles
sur la face mouillée de la terre
comme s’il voulait secouer
son chagrin. Parler de toi
tout simplement comme le sang
gicle de l’artère.
13
Comme le sang gicle de l’artère,
parler sans détour. Comme le poumon
respire dans la poitrine,
chanter, mettre les yeux fermés
la main dans la braise
du monde. Bien sûr,
c’est normal. La gorge brûlée
te boire, gloire de l’été
convoitée plus encore
en automne.
14
Bien sûr, c’est normal :
la gorge brûlée te boire,
gloire de l’été convoitée
le plus en automne. Et savoir
que la plus belle était celle
qui passa par ici en dernier,
la plus proche de la couronne
de terre. Si rien d’autre
n’est possible, laisser ici
une trace de sang.
15
Mais de ceci, ceci même
grand merci : que je puisse parfois
voir dans l’ombre briller un bras ;
et pour ceci, ceci même
un sanglot : que je puisse,
avant que la brume ne t’efface,
image de gloire de la vie,
boire à ton éclat. Quand la nuit
ouvrira sa bouche j’y tomberai
comme dans l’azur.
Traduit du tchèque par Xavier Galmiche,
en collaboration avec l’auteur
in, Jean Vladislav : « Soliloques »
Atelier La Feugraie éditeur,
14770 Saint-Pierre-la-Vieille,1995
Du même auteur :
Brumes (19/07/2015)
Laisses (06/07/2016)
Soliloques (06/07/2018)